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Au Liban, la crise économique menace le secteur de l’enseignement et l’avenir de la jeunesse

L’éducation est en crise au Liban. Pour un salaire misérable, les enseignants s’épuisent en vue de former les générations futures. Face à la déliquescence du secteur, ceux qui le peuvent changent de carrière ou de pays, laissant la jeunesse livrée à elle-même
Des réfugiés syriens assistent à leur première journée d’école dans la ville portuaire de Tripoli, dans le nord du Liban, le 18 octobre 2015. En 2022, plus de 90 établissements scolaires ont fermé au Liban pour des raisons budgétaires (AFP/Ibrahim Chalhoub)
Par Marine Caleb à TRIPOLI, Liban

«  Tout le monde est déprimé. Avant, on s’amusait, mais maintenant, la salle des professeurs ressemble à un enterrement. Quand on commence à parler de notre situation, il y a toujours quelqu’un qui pleure  », témoigne Julie Abed, une enseignante de français, à propos de l’école de la Sainte-Famille à Tripoli, dans le nord du Liban, où elle travaille.

Comme ses collègues, la jeune femme explique être fatiguée mentalement. Et pour cause, elle est payée 1,8 million de livres libanaises, selon son ancienneté de quatre ans. Un salaire convenable il y a encore trois ans, puisqu’il équivalait à environ 1 200 euros. Aujourd’hui, il vaut quelque 18 euros, selon le taux actuel au marché noir. Cela la contraint à vivre chez ses parents, à 28 ans.

«  Si la direction veut me virer, elle peut. C’est horrible, j’ai perdu ma patience avec les élèves, les pauvres », confie-t-elle à Middle East Eye avec dégoût. Julie aurait voulu rester dans son pays mais fait désormais tout pour immigrer au Canada, obtenir un autre passeport et décider ensuite de ce qu’elle voudra faire vraiment.

L’une des pires crises économiques depuis 1850

Au Liban, les services et les denrées sont de plus en plus dollarisés pour faire face à la fluctuation incessante de la livre libanaise. Il en va de même pour les frais de scolarités. En parallèle, le personnel enseignant peine à obtenir un salaire décent.

Depuis 2019, la population libanaise subit les effets de la mauvaise gouvernance, de la corruption et d’une crise économique prévisible – une des pires dans le monde depuis 1850 selon la Banque mondiale.

«  Il me faut 100 dollars par mois juste pour l’essence et je reçois 40 dollars de salaire en tout. Donc je paie pour aller au travail  !  »

- Julie Abed, enseignante

Les banques ont bloqué l’accès à la totalité de leurs épargnes aux particuliers et la monnaie a perdu 98 % de sa valeur, faisant sombrer plus de 80 % de la population sous le seuil de pauvreté. Ce taux était de 28 % en 2018. Les écoles aussi voient l’accès à leurs comptes limité, ce qui complique le paiement des factures et du personnel.

Les enseignants se sentent exploités et humiliés. «  Il y a des enseignants qui ont peur de tomber malades [parce qu’ils ne pourraient pas se permettre le coût du traitement]. Ils vivent un niveau de stress chronique en plus  », explique à MEE Ettie Higgins, représentante adjointe de l’UNICEF au Liban.

Aujourd’hui, leur assurance ne couvre que 10 à 20 % des frais de santé. Même chose pour le transport, qui n’est plus qu’en partie remboursé, ce qui ne suffit pas à couvrir la montée des prix du pétrole.

«  Il me faut 100 dollars par mois juste pour l’essence et je reçois 40 dollars de salaire en tout. Donc je paie pour aller au travail  !  », s’esclaffe Julie face au grotesque de la situation.

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Les difficultés vont au-delà du salaire. «  On n’a pas de chauffage dans les classes, on gèle  », rapporte-t-elle à MEE.

Il manque des câbles et des télécommandes pour utiliser les outils, ils ne peuvent plus rien imprimer, les parents ne paient plus pour les stylos et les cahiers et certains ne peuvent plus acheter les livres scolaires obligatoires, raconte la jeune enseignante.

Si les conditions varient d’une école à l’autre, elles restent généralement précaires.

Face à ces conditions de travail, les enseignants font régulièrement grève depuis 2019 pour demander de meilleurs salaires et le remboursement de leurs frais de transport. Des mouvements qui peinent à porter leurs fruits, le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur Abbas Halabi faisant à chaque fois des promesses qui ne sont pas tenues.

Le ministère n’avait pas répondu aux questions de MEE au moment de la publication de cet article.

Fuir pour vivre

La situation est encore pire pour les enseignants contractuels, qui ne sont pas titularisés. «  Nous n’avons pas d’assurance et nous sommes payés trois fois par an seulement. Même avant la crise, les frais de transport n’étaient pas défrayés  », dénonce Nisrine Chahine, porte-parole des enseignants contractuels du primaire et intermittents dans le public.  

Elle affirme que 35 % des contractuels ont quitté leur poste. «  Certains n’ont pas reçu de salaire depuis des années  ! Et parmi eux, beaucoup ont peur de démissionner et de perdre leurs heures  », explique-t-elle à MEE.

«  Avant la grève, 700  000 enfants étaient déjà déscolarisés. Depuis, ce sont 500  000 élèves supplémentaires qui sont sortis du système  »

- Ettie Higgins, UNICEF Liban

Nombreux sont les jeunes qui ont changé de secteur pour devenir serveurs ou trouver un emploi en ligne. Un changement de carrière qui s’opère aussi parmi les enseignants titularisés. Ceux qui le peuvent décident d’aller enseigner à l’étranger, dans les pays du Golfe ou, pour les plus chanceux, en France ou au Canada. En 2021, plus de 15 % des enseignants d’écoles privées ont quitté le Liban.

C’est le cas de Nada, qui était enseignante de français à Beyrouth avant d’émigrer à Montréal en janvier 2022. C’est la chute de la monnaie locale et de son salaire qui ont été le plus difficiles à vivre.

«  J’avais deux choix : attendre ou avancer. Je ne pouvais pas craquer et montrer cela à mes enfants, donc je suis partie  », confie-t-elle à MEE. Aujourd’hui installée chez sa sœur avec sa plus jeune fille, elle doit recommencer à zéro après avoir enseigné pendant 25 ans. Son mari et leurs deux autres enfants sont encore au Liban.

Une déscolarisation inquiétante

Les enseignants qui restent doivent continuer à exercer en sous-effectif et supporter davantage de pression.

L’épuisement et les démissions qui en découlent menacent directement l’éducation de toute une génération. En 2022, plus de 90 établissements scolaires ont fermé pour des raisons budgétaires et au moins un enfant sur cinq n’allait plus à l’école en 2021, deux chiffres qui ont dû augmenter depuis.

Durant la dernière grève de janvier à mars 2023, seule une centaine d’écoles étaient ouvertes dans tout le pays, indique à MEE Bassel Akar, consultant en éducation.

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Il rappelle que si la crise économique a créé de nouveaux problèmes, elle n’est cependant pas la source de tous les maux du secteur, qui souffrait déjà de défauts, tels que le sous-financement ou l’absence de plan en cas de situation exceptionnelle, comme pour la pandémie de covid-19.  

L’explosion du port de Beyrouth en août 2020 ainsi que la pandémie ont déjà eu de lourds impacts sur l’éducation, notamment dans le secteur public. Durant l’année scolaire 2020-2021, l’école a été ouverte seulement 34 jours.

Même dans le privé, où les cours ont été donnés en ligne pendant la pandémie, de nombreux élèves ont été retirés de l’école par leurs parents ou ont décroché.

«  Avant la grève, 700  000 enfants étaient déjà déscolarisés. Depuis, ce sont 500  000 élèves supplémentaires qui sont sortis du système  », s’alarme Ettie Higgins de l’UNICEF Liban. Des abandons pouvant aussi être dus à l’appauvrissement des familles, qui ne peuvent plus payer les frais de scolarité ou le matériel scolaire.

Autant de facteurs qui ont des effets sur la jeunesse libanaise. La qualité de l’enseignement est impactée, de même que la concentration et la motivation des élèves.

«  Il y a beaucoup plus d’absences et de démotivation. Le décrochage grimpe. Les jeunes n’ont pas les opportunités et la vie qu’ils devraient avoir  », déplore Ettie Higgins.

«  Les communautés marginalisées le seront davantage. On va assister à une augmentation du nombre de mariages précoces ou de personnes qui rejoignent les forces ou les groupes armés  »

- Bassel Akar, consultant en éducation

La représentante de l’UNICEF mentionne en outre le risque accru de travail infantile et de violences familiales et sexuelles. Au Liban, 9 % des familles doivent demander à leurs enfants de travailler.

«  Les communautés marginalisées le seront davantage. On va assister à une augmentation du nombre de mariages précoces ou de personnes qui rejoignent les forces ou les groupes armés  », ajoute Bassel Akar. Il met en garde qu’il sera très difficile de faire revenir à l’école les enfants qui n’ont pas eu (ou presque pas) école pendant deux ans.

La crise économique a aussi de lourdes conséquences sur leur alimentation, ainsi que sur leur santé mentale et physique. «  Les enfants syriens, libanais ou palestiniens [au Liban] n’ont pas la capacité d’apprendre : certains dorment peu la nuit [à cause du cumul des problèmes : électricité, travail précoce, etc.], ils ont faim, car ils ne mangent pour beaucoup qu’un repas par jour », dénonce Bassel Akar.

Au-delà de la multitude d’effets déjà visibles, il y a aussi les conséquences à long terme sur le pays tout entier. Avec un système éducatif en berne, c’est la mobilité sociale, l’émancipation des femmes et des communautés moins privilégiées ainsi que la diversification des travailleurs qui est en jeu.

«  On se retrouve avec des jeunes de 14 ans qui ne savent pas lire  », dénonce Ettie Higgins.

Une situation alarmante dans un pays en plein délitement, toujours plus dépendant des transferts d’argent de l’étranger, alors qu’un nombre croissant de ses jeunes et travailleurs essentiels cherchent ailleurs un avenir meilleur.

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