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Des révolutions aux rapprochements : la fin de « l’ère 2011 » au Moyen-Orient ?

À chaque décennie, des forces sismiques ébranlent les fondements de la géopolitique dans la région. Les récentes évolutions diplomatiques semblent indiquer qu’une nouvelle ère post-révolutionnaire s’amorce
Le président tunisien Kais Saied (à gauche) observe le président syrien Bachar al-Assad (au centre) discuter avec le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi lors du sommet de la Ligue arabe à Djeddah, le 19 mai 2023 (Saudi Press Agency via Reuters)

Le défunt Fred Halliday, professeur de relations internationales à la London School of Economics, observait qu’il semblerait qu’une fois par décennie, des événements sismiques secouent les fondations de la géopolitique moyen-orientale.

La crise de Suez (1956), la guerre des Six-Jours (1967), la révolution iranienne (1979), la guerre du Golfe (1991) et les attentats du 11 septembre 2001 sont autant d’événements qui ont fait évoluer les priorités des puissances régionales et internationales au Moyen-Orient, façonnant à chaque fois la décennie suivante.

Halliday mettait en garde contre un point de vue rigide « des tournants majeurs de l’histoire », nuançant son propos en disant qu’il s’agissait souvent autant de continuité que de changement. Son hypothèse a toutefois semblé se confirmer un an après son décès, avec l’éclosion du Printemps arabe en 2011. Là encore, ces événements et leurs répercussions ont semblé définir la politique régionale au cours des années suivantes.

Mais on peut avancer que l’« ère 2011 » s’achève désormais. Les récentes évolutions de la diplomatie régionale – de la réconciliation de la Turquie avec ses rivaux du Golfe, à la détente de l’Arabie saoudite avec l’Iran, suivie par le retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe – suggèrent que les relations internationales au Moyen-Orient s’écartent d’un point de vue en grande partie défini par les répercussions du Printemps arabe. 

J’utilise l’expression « ère 2011 » plutôt qu’« ère du Printemps arabe », parce que cette dernière s’est achevée il y a quelques années. Malgré de grands espoirs et des efforts vaillants, la vague de révolutions qui a commencé en Tunisie en décembre 2010 est un échec, du moins pour l’instant.

Savoir si l’on doit faire remonter cela dans le temps à l’« auto-coup d’État » de Kais Saied en Tunisie en 2021, au sauvetage par la Russie de Bachar al-Assad en Syrie en 2015, au putsch contre le gouvernement élu des Frères musulmans en Égypte en 2013 ou à la destruction de la « place de la Perle » à Bahreïn en mars 2011, c’est aux historiens d’en débattre.

Cependant, si les révolutions ont échoué, elles ont projeté une longue ombre géopolitique à mesure que les acteurs régionaux et internationaux ont cherché à réaliser différents objectifs dans les pays touchés par l’agitation. Cela a contribué à l’émergence de trois blocs d’alliance régionale vagues : un mené par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU), un autre par l’Iran et ses alliés, et un troisième par la Turquie et le Qatar

Incohérence idéologique

Ces blocs étaient assez vagues et loin d’une cohérence idéologique dans leur approche du Printemps arabe.

L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis se sont distingués par leur soutien aux contre-révolutions à travers la région (même si Riyad privilégiait toutefois un changement de régime en Syrie) et les deux pays ont encouragé le renversement de Mouammar Kadhafi en Libye et d’Ali Abdallah Saleh au Yémen.

Tous deux ont cherché en règle générale à empêcher les Frères musulmans d’accéder au pouvoir dans les États révolutionnaires, mais là encore, il y a des nuances étant donné le soutien de Riyad à l’aile des Frères musulmans au Yémen, Islah.

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La Turquie et le Qatar, de leur côté, ont généralement soutenu les manifestants et privilégié les Frères musulmans ainsi que d’autres islamistes populaires qui cherchaient à accéder au pouvoir, mais Doha a gardé un silence notable lors de la révolution chez son voisin, Bahreïn.

Quant à l’Iran, qui se drape dans un manteau révolutionnaire, il a soutenu uniquement les révolutions dans les États où des alliés de ses ennemis – l’Arabie saoudite, Israël et les États-Unis – étaient menacés, comme en Égypte, mais a soutenu les répressions des gouvernements alliés tels que la Syrie et plus tard l’Irak et le Liban.

Incohérents sur le plan idéologique, tous ces actes étatiques marquaient surtout une rivalité croissante avec les gouvernements des autres blocs en réaction à leurs politiques vis-à-vis du Printemps arabe.

Certaines de ces rivalités existaient auparavant mais ont été amplifiées par les événements d’après 2011 (par exemple, les tensions entre l’Arabie saoudite, les Émirats et l’Iran), tandis que d’autres étaient nouvelles (les affrontements de Riyad et Abou Dabi avec Ankara et Doha).

Prenons par exemple la Turquie et les Émirats arabes unis. Avant 2011, ils jouissaient d’une relation assez cordiale sans le moindre soupçon de rivalité. Toutefois, lorsqu’Abou Dabi a soutenu le coup d’État militaire contre les Frères musulmans, alliés d’Ankara, en Égypte en 2013, une rupture a eu lieu. La Turquie et les Émirats arabes unis ont ensuite soutenu des camps rivaux dans la seconde guerre civile libyenne, se sont affrontés au sujet du blocus du Qatar et ont même soutenu des camps rivaux dans les combats en Somalie et au Soudan.

De même, d’autres rivalités régionales ont opéré à travers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, où l’Iran, l’Arabie saoudite et le Qatar ont souvent soutenu des acteurs différents dans des conflits violents ou politiques dans le cadre de leur lutte visant à définir le paysage post-2011. 

C’est pourquoi les récentes évolutions diplomatiques sont tellement importantes et pourraient marquer la fin de cette ère.

Poudrière régionale

On peut dire que cela a commencé avec la fin du blocus du Qatar en janvier 2021, ouvrant la voie à une réconciliation entre Doha, Riyad et Abou Dabi. À son tour, cela a engendré un réchauffement des relations de l’allié du Qatar, la Turquie, avec l’Arabie saoudite et les Émirats et amorcé un début de rapprochement avec le régime en Égypte.

Au bout du compte, un changement d’approche des Émirats arabes unis comme de l’Arabie saoudite ainsi que les problèmes internes de l’Iran ont amélioré les relations entre ces trois pays, ce qui a culminé avec la restauration des liens entre Riyad et Téhéran en mars, une initiative négociée par la Chine.

Cela ne signifie pas que les conflits qui ont éclos à cause de 2011 sont terminés ; en Libye, en Syrie et au Yémen, la situation est toujours loin d’être résolue

Comme pour la Turquie et l’Égypte, cela semble avoir été accepté par tous les camps du paysage post-2011, Riyad accueillant le retour de l’allié de l’Iran, la Syrie, au sein de la Ligue arabe et ouvrant, peut-être, la voie à un accord négocié sur le Yémen.

Cela ne signifie pas que les conflits qui ont éclos à cause de 2011 sont terminés ; en Libye, en Syrie et au Yémen, la situation est toujours loin d’être résolue. Cela ne signifie pas non plus que les rivalités qui caractérisaient cette ère appartiennent définitivement au passé.

Cependant, cela pourrait suggérer la fin d’une époque où la géopolitique du Moyen-Orient était largement définie par les soulèvements de 2011 et les réactions des différents États à ces révolutions.

Les récentes poudrières régionales, telles que le Soudan, attirent toujours l’attention extérieure et attisent les rivalités régionales mais tout cela semble être moins déterminé par un environnement géopolitique plus vaste défini par le Printemps arabe. En effet, les deux principaux acteurs au Soudan aujourd’hui sont alliés – les Émirats et l’Arabie saoudite –, tandis que l’influence passée de la Turquie et de l’Iran s’y est amoindrie. 

Comme le faisait valoir Halliday, un nouveau choc sismique pourrait secouer la région, mettant le feu à d’anciennes rivalités ou en créant de nouvelles, ou emmenant la géopolitique de la région dans une direction totalement imprévisible.

Mais pour l’instant, il semble que l’ombre dominante du dernier choc majeur, le Printemps arabe, s’estompe lentement.

- Christopher Phillips est maître de conférences en relations internationales à la Queen Mary University de Londres, dont il est également vice-doyen. Il est l’auteur de The Battle for Syria: International Rivalry in the New Middle East (Yale University Press) et coéditeur de What Next for Britain in the Middle East (IB Tauris).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Christopher Phillips is a professor of international relations at Queen Mary, University of London, where he is also a deputy dean. He is the author of The Battle for Syria, available from Yale University Press, and co-editor of What Next for Britain in the Middle East, available from IB Tauris.
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