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France : la loi sur les signes religieux à l’école, entre néolibéralisme autoritaire et « nouvelle laïcité »

La loi française du 15 mars 2004 sur les signes religieux à l’école constitue la clé de voûte d’une « nouvelle laïcité » qui transforme sans cesse un système de préservation des libertés en un dispositif autoritaire d’unification des conduites
Des lycéennes de confession musulmane attendent, le 2 septembre 2004, devant le lycée Marcel Bloch de Bischeim, dans la banlieue de Strasbourg, lors d’une rentrée scolaire marquée par l’application de la nouvelle loi sur la laïcité. L’une d’entre elles a choisi de garder le voile tandis que celle de droite porte une perruque (Frederick Florin/AFP)

Creil, 1989. Fatima, Leïla et Samira, élèves d’origines tunisienne et marocaine, refusent de retirer leur foulard en classe et sont exclues temporairement du collège Gabriel-Havez. Commentée en abondance, cette première affaire dite du foulard participe à polariser le débat autour de la conception de la laïcité et de la visibilité du fait musulman dans l’espace public en France.

À la suite de l’avis du Conseil d’État de 1989, qui pose une autorisation de principe du « port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion », de nombreuses décisions de justice infirment les exclusions prononcées contre des élèves, la plupart du temps musulmanes. Ce qui ne décourage pas l’ardeur des partisans de l’interdiction.

Leurs efforts finissent par payer. À  la suite des travaux de la « Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité » établie par Jacques Chirac à l’été 2003, une loi sur les signes religieux à l’école est adoptée le 15 mars 2004. C’est le triomphe d’une conception moniste de la laïcité, invoquée désormais pour prescrire la neutralité religieuse des personnes.

La loi et sa circulaire

Le nouvel article L. 141-5-1 du Code de l’éducation interdit dans les écoles, collèges et lycées publics « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Quelques semaines plus tard, la circulaire 2004-084 du 18 mai 2004, qui précise les modalités d’application de la loi, vient étendre le champ de l’interdiction.

Ce texte passé presque inaperçu à l’époque distingue en effet deux types de signes ou vêtements religieux. D’un côté, ceux « dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse tels que le voile islamique, quel que soit le nom qu’on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive ».

La loi de 2004 renverse la logique à l’œuvre. Elle marque le glissement d’une neutralité positive, par laquelle l’État assure les conditions d’une liberté de conscience des citoyens, à une neutralité négative, qui vise au contraire à neutraliser l’expression dans l’espace public du fait religieux, en particulier musulman

De l’autre, les tenues a priori anodines auxquelles l’élève attache un « caractère religieux », qui peuvent être assimilées à une tentative de contourner la loi. Si l’expression « signes religieux par destination » utilisée en 2022 par Pap Ndiaye, alors ministre de l’Éducation nationale, n’est pas employée dans la circulaire, on la retrouve toutefois dans des articles de doctrine.

En mettant en garde sur la possible apparition de « nouveaux signes », cette « circulaire Fillon » (du nom du ministre de l’Éducation nationale d’alors) va plus loin que l’interdiction posée par la loi. À côté de l’élément objectif – la manifestation ostensible d’une appartenance religieuse –, elle ajoute un élément subjectif – le comportement ou les intentions de l’élève.

Intentions religieuses

Placé au cœur du dispositif, cet élément intentionnel plonge les chefs d’établissement dans une casuistique impossible, qui peut prendre la forme de mesures de profilage racial. La loi de 2004 n’est pas qu’une loi contre le voile, mais une loi qui impose au personnel éducatif de faire la police des intentions religieuses. L’ancien ministre Pap Ndiaye a indiqué au personnel éducatif la marche à suivre :

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« Est-ce que la jeune fille qui porte telle ou telle robe la met régulièrement ? Est-ce qu’elle refuse de changer de tenue, est-ce que cela s’accompagne d’autres signaux ? Voilà des éléments qui peuvent laisser à penser qu’il s’agit bien d’un signe religieux amenant à du prosélytisme. »

C’est donc aux directrices et directeurs d’établissement de qualifier une tenue de « religieuse » sur la base de ce qu’elles ou ils connaissent ou croient connaître des religions, des élèves et de leur rapport réel ou supposé à la religion. Des élèves musulmanes habillées en rouge ou en noir ont ainsi été renvoyées chez elles sous prétexte qu’elles portaient des couleurs liées à l’islam.

Au nom du respect du principe de laïcité, le personnel éducatif doit avoir une connaissance de chaque religion pour déterminer si la tenue litigieuse est bien un signe de la religion de l’élève. Par une « perversion de l’ordre des discours », le personnel éducatif doit se faire expert en religion, au nom même de la garantie de neutralité du service public de l’enseignement.

Neutralité imaginaire

Dans son avis précité de 1989, le Conseil d’État avait estimé que le port par les élèves de tenues qui manifestent leur appartenance religieuse « n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses. » La loi de 2004 renverse la logique à l’œuvre.

Elle marque le glissement d’une neutralité positive, par laquelle l’État assure les conditions d’une liberté de conscience des citoyens, à une neutralité négative, qui vise au contraire à neutraliser l’expression dans l’espace public du fait religieux, en particulier musulman. Auteurs et activistes ont ainsi dénoncé cette « laïcité falsifiée », voire cet « intégrisme républicain ».

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L’interdiction par la loi du port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent « ostensiblement une appartenance religieuse » interroge. Pense-t-on que les élèves cessent d’être croyants sitôt franchies les portes de l’école ? En quoi les différences religieuses – qui peuvent se deviner au prénom ou au fait de jeûner – remettent-elles en cause la vie en société ?

Et pourquoi se limiter aux écoles et ne pas viser l’interdiction de toute « expression religieuse ostensible » dans l’espace public ? Les polémiques autour du « burkini » ou de la pratique du Ramadan par des athlètes montrent que la volonté de réprimer toujours plus l’expression religieuse (musulmane) ne conduit pas au reflux de celle-ci, mais à sa politisation permanente.

Laïcité et néolibéralisme autoritaires

La traque de l’expression des croyances religieuses dans la sphère sociale poursuit les velléités toujours plus répressives du néolibéralisme autoritaire. Si celui-ci frappe dès l’origine par ses agencements improbables, il est possible d’en dégager des invariants : l’interdit fondamental de toucher à l’ordre des inégalités sociales et la répudiation de toute politique de redistribution.

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L’État néolibéral doit gagner en intensité ce qu’il perd en surface d’intervention, d’où sa dimension autoritaire. La volonté d’incarner cet État fort se fait notamment par la défense de « valeurs », qui permet de discipliner les conduites jugées déviantes et d’éluder la question des grandes orientations économiques. La « nouvelle laïcité » est de ces « valeurs ».

Ses partisans n’hésitent plus, relève le philosophe Jean-Fabien Spitz dans un ouvrage sémillant, à « contraindre les appartenances religieuses à devenir invisibles dans l’espace public pour promouvoir ce dernier en un ‘’commun’’ parfaitement imaginaire dont la fonction est de cacher la réalité des inégalités et des discriminations ».

Pour finir, la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux à l’école constitue la clé de voûte d’une « nouvelle laïcité » qui transforme sans cesse un système de préservation des libertés en un outil normatif et répressif d’unification des conduites. Elle continuera de libérer son potentiel discriminatoire aussi longtemps qu’elle sera en vigueur.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Avocat, Rafik Chekkat a exercé dans des cabinets d’affaires internationaux et intervient désormais en matière de discriminations et libertés publiques. Concepteur et animateur du projet Islamophobia, il codirige la rédaction de la revue Conditions. Rafik Chekkat est diplômé en droit (Université Paris 1) et en philosophie politique (Université de Paris). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @r_chekkat Rafik Chekkat is a lawyer who works on discrimination and civil liberties issues. Chekkat holds a degree in law from University of Paris 1 and a degree in political philosophy from University of Paris. You can follow him on Twitter: @r_chekkat.
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