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Le monde de la mode traverse-t-il une période pudique – ou tire-t-il profit des femmes musulmanes ?

Des blogueuses et influenceuses remettent en question l’affection dont l’industrie de la mode fait preuve actuellement pour les femmes couvertes
La gamme de maquillage pour abayas Dolce & Gabbana a mis en valeur le mouvement pudique (D&G)

Le mois de septembre est terminé. Les maisons de haute couture, les designers, les mannequins et les blogueurs qui ont passé le début de l’automne aux fashion weeks de Paris, New York, Londres et Milan ont plié bagage. De nouvelles collections ont été présentées et analysées, leurs offres ont pénétré l’industrie en introduisant de nouvelles tendances ou en s’appuyant sur celles existantes. 

Cette année, le mouvement pudique a continué d’exercer son influence sur les podiums comme en dehors, lors de défilés au cours desquels des moyens toujours plus créatifs de se couvrir ont pu être découverts.

Les dépenses des musulmans consacrées aux vêtements et aux chaussures devraient atteindre les 484 milliards de dollars en 2019

La mode pudique est un look vaguement défini dérivé des vêtements et du style des femmes musulmanes. C’est un concept sans règles strictes au-delà des codes évidents et qui diffère d’un individu à l’autre, selon la manière dont les directives religieuses sont interprétées. Les styles pudiques prédominants sont constitués de superpositions, de silhouettes amples, de décolletés plus hauts et de tenues qui n’accentuent pas la forme du corps.

Bien que les vêtements pudiques ne soient pas une composante caractéristique de l’industrie de la mode grand public ou des campagnes publicitaires, les musulmans ont un énorme pouvoir d’achat en matière de vêtements.

Selon un rapport de Thomson Reuters, les dépenses des musulmans consacrées aux vêtements et aux chaussures devraient atteindre les 484 milliards de dollars en 2019, soit 14,4 % des dépenses mondiales.

Néanmoins, certains observateurs s’interrogent sur l’intérêt que porte actuellement l’industrie de la mode pour les vêtements pudiques. 

De la rue aux podiums

La mode pudique est apparue en 2011, lorsque des blogueuses et des influenceuses musulmanes, dont Dina Torkia et Amena Khan au Royaume-Uni ou encore Ascia AKF au Koweït, ont cherché à lutter contre les stéréotypes sur les femmes musulmanes, présentées comme étant opprimées, et montré qu’une tenue pudique n’était pas nécessairement ennuyeuse.

La tendance avait commencé en Indonésie et en Malaisie, où la mode pudique représentait un marché lucratif et était présentée comme la norme par des blogueuses tels que Dian Pelangi.

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La tendance observée par ce mouvement est on ne peut plus évidente sur les podiums lors des grands défilés, où un nombre croissant d’influenceuses, de designers et de mannequins adeptes du style pudique démontrent à quel point le marché a pris de l’ampleur et façonne désormais le courant grand public.

Début septembre, la Fashion Week de New York a été marquée par la présence de Halima Aden d’IMG Models pour Harper’s Bazaar et Calvin Klein. La mannequin somalo-américaine, née dans un camp de réfugiés au Kenya et apparue en couverture du Vogue britannique, a initialement fait la une des journaux après avoir porté un hijab lors d’un concours de Miss Minnesota.

À New York, Aden portait une cape rayée et un pantalon assorti à la soirée Harper’s Bazaar Icons, tandis qu’au défilé Calvin Klein, elle était vêtue d’un pantalon blanc sur mesure, d’un tricot polo à col montant et d’une veste longue noire.

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À Milan, où elle a défilé pour Max Mara, Aden portait un trench à pois avec un foulard assorti et des lunettes de soleil sombres, en accord avec le thème du pouvoir des femmes, inspiré de la mythologie grecque.

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Interrogée par Vogue Arabia, elle a déclaré que la mode pudique n’était pas une simple tendance passagère. « Ce n’est pas qu’une façon de s’habiller, c’est un mode de vie […] Comme les origines sont souvent des croyances religieuses, c’est une tendance désormais établie. »

L’avènement des blogueuses

Parmi les publics des défilés de mode, le nombre de journalistes, d’influenceuses et de blogueuses s’intéressant au style pudique a également augmenté.

Zaynah Ahmed, une blogueuse et influenceuse britannique spécialisée dans la mode pudique qui compte plus de 100 000 abonnés sur Instagram, dit avoir commencé à publier ses looks sur les réseaux sociaux parce qu’elle voulait montrer aux gens que le style pudique n’impliquait pas forcément des choix vestimentaires moroses. « Je voulais montrer qu’il était possible d’avoir un joli look et de se sentir bien tout en restant complètement couverte », explique-t-elle.

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Selon Zaynah Ahmed, les réseaux sociaux ont été un outil clé dans l’arrivée croissante des blogueuses et des influenceuses de la mode pudique sur le circuit.

« C’est formidable que nous soyons reconnues dans l’industrie grand public, a-t-elle déclaré à MEE. Les réseaux sociaux et l’émergence de blogueuses spécialisées dans la mode pudique ont montré à l’industrie l’étendue de notre influence ; désormais, ils collaborent avec nous pour atteindre le marché musulman.

« Sans les blogueuses et les réseaux sociaux, je ne pense pas que nous aurions autant de choix en matière de mode pudique dans les magasins. Maintenant, ils répondent à nos besoins. »

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Les blogueuses apparaissent également devant les objectifs. En 2017, Dolce & Gabbana a fait de la blogueuse mode et beauté Ruba Zai le visage de sa nouvelle campagne pour une collection d’abayas et de foulards de luxe. La blogueuse d’origine afghane, qui compte plus d’un million d’abonnés sur Instagram, a partagé des images du shooting réalisé au Maroc sur les réseaux sociaux.

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Zai réalise régulièrement des vidéos pour sa chaîne YouTube, suivie par plus de 400 000 abonnés, allant des vidéos de maquillage aux tutoriels sur le port du hijab. 

« J’ai reçu un e-mail de Dolce & Gabbana qui m’indiquait que Stefano [Gabbana] aimait mon style et voulait travailler avec moi […] C’était vraiment un rêve qui devenait réalité », a déclaré Zai, interrogée par NOS.

« Cela montre aux autres hijabistas [femmes voilées], qu’elles soient influenceuses ou non, que tout est possible, même avec un hijab. »

Une réappropriation du mouvement pudique

Pourtant, de nombreuses blogueuses et influenceuses se méfient de l’adhésion du courant grand public au style pudique. À la place, elles veulent se réapproprier un mouvement qui, craignent-elles, est monopolisé par les marques de mode dans le but de renforcer leur côté politiquement correct et de pénétrer le marché musulman.

Le potentiel financier est là : au Royaume-Uni, les visiteurs en provenance du Moyen-Orient dépensent plus que tout autre groupe démographique en vêtements, a rapporté le Financial Times en 2014. Les visiteurs koweïtis culminaient à une moyenne de 5 229 dollars par visite, tandis que les touristes qataris dépensaient environ 3 920 dollars. La majeure partie de cet argent revenait aux marques de haute couture, ce qui a influencé la façon dont l’industrie se vend aujourd’hui.

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Dina Torkia, auteure du livre récent intitulé Modestly basée à Cardiff, a déclaré en 2016 – juste avant la généralisation de la mode pudique – qu’elle « ne [pouvait] [s’]empêcher de [se] sentir incroyablement déçue et peut-être même un peu insultée par la collection [D&G] ».

« Cela fait un certain nombre d’années que les femmes musulmanes, qu’elles soient blogueuses, designers ou stylistes, occupent le devant de la scène pour montrer que pudeur et style peuvent coïncider avec la foi tout en étant à peine applaudies, et voilà que D&G décide d’estampiller tout un style moyen-oriental très traditionnel et d’en revendiquer l’originalité », a-t-elle ajouté.

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« Ils tirent profit des musulmans dans la mesure où il est connu qu’en tant que membres de la communauté musulmane, nous dépensons beaucoup d’argent dans la mode, et ils en tirent pleinement parti », a déclaré à MEE Zaynah, qui a commencé à publier ses looks pudiques en 2013.

« Cela fait du bien d’aller dans les magasins et de trouver plus d’un article pudique, mais ils ne le font pas pour nous, ils le font pour générer des bénéfices. »

« Cela fait longtemps que l’industrie de la mode ignore les femmes musulmanes en tant que consommatrices de mode et ce n’est que maintenant qu’elle commence à ouvrir les yeux »

– Reina Lewis, universitaire

Reina Lewis, professeure d’études culturelles au London College of Fashion, est l’auteure de Muslim Fashion: Contemporary Style Culture. Elle a décidé d’écrire sur la mode musulmane car selon elle, après les attentats du 11 septembre 2001, les médias se sont excessivement focalisés sur des images orientalistes stéréotypées des femmes musulmanes, telles que celle du mystère derrière le voile.

« Ce que j’ai vu, c’est que l’on a de plus en plus souvent demandé aux femmes musulmanes de se définir comme des bonnes musulmanes ”modérées” par opposition aux mauvaises musulmanes ”extrémistes” », a-t-elle déclaré à Histoire de mode.

Selon Lewis, la mode musulmane se réfère à une cohorte particulière de jeunes femmes dans les pays abritant une minorité musulmane qui couvrent leur tête, souvent avec un foulard, tout en participant à des cultures vestimentaires grand public.

La « marque » islamique et le marketing musulman sont désormais des secteurs de croissance, a-t-elle précisé.

« Cela fait longtemps que l’industrie de la mode ignore les femmes musulmanes en tant que consommatrices de mode et ce n’est que maintenant qu’elle commence à ouvrir les yeux. D’une part, les musulmanes sont très heureuses d’être ciblées par le marché, mais d’autre part, je pense que nous allons également avoir des réactions plus critiques. »

Stories from Arabia : un fossé à combler

L’influence de la mode pudique et arabe s’est poursuivie jusqu’à la Fashion Week de Londres à la mi-septembre, où des designers du Moyen-Orient ont présenté leurs collections.

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Cette année, la plateforme de mode Stories From Arabia a représenté huit designers à la Fashion Week de Londres, avec une pléthore de motifs brodés, de caftans à la marocaine, de silhouettes fluides et de robes ornées de perles.

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Les créations étaient inspirées de la reine Zénobie de l’empire de Palmyre (IIIe siècle), qui se trouvait dans la Syrie actuelle, mais aussi de l’architecture du XVIIe siècle et de l’art et des motifs textiles marocains.

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Jalila Elmastouki, sa fondatrice, a déclaré plus tôt cette année à FabUK Magazine que la plate-forme permettait de créer « ce pont entre l’Arabie et le monde occidental pour changer la façon dont les gens voient la région et soutenir les designers arabes en rendant leur travail accessible à un public britannique ».

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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