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Algérie : l’application de l’article 102, une fraude à la Constitution dangereuse pour la cohésion nationale

Le recours à l’article 102 invoqué ce mardi par le chef de l’état-major algérien pour déclarer l’incapacité du président Bouteflika à exercer le pouvoir est une manœuvre inconstitutionnelle qui pourrait ébranler la paix civile
Un manifestant brandit un tract représentant la Constitution algérienne lors d’une manifestation contre la candidature du président Abdelaziz Boutelifka à un cinquième mandat, à Alger, le 24 février 2019 (AFP)

Plusieurs années durant, des appels ont été lancés pour appliquer l’article 102 de la Constitution algérienne afin de destituer le président Abdelaziz Bouteflika en raison de son état de santé.

Pour le pouvoir, il n’a jamais été question de l’appliquer jusqu’à présent. Et voici que le chef de l’état-major, Ahmed Gaïd Salah, annonce ce 26 mars 2019 qu’il faut appliquer cette disposition constitutionnelle.

Derrière les apparences que défendent les juristes formalistes, le recours à l’article 102 n’est rien d’autre qu’une fraude à la Constitution et une voie dangereuse pour la cohésion nationale.

Une violation flagrante de la Constitution

Lorsque le 11 mars, le régime a choisi l’annulation pure et simple de l’élection présidentielle et la prorogation du quatrième mandat de Bouteflika jusqu’à l’aboutissement d’un processus de transition contrôlé par le pouvoir en place, le chef de l’état-major avait été reçu par le président Bouteflika.

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Alors que ces mesures constituent une violation flagrante de la Constitution, ni le chef de l’état-major ni le gouvernement ni le Parlement ni le Conseil constitutionnel ne s’étaient émus de cette inconstitutionnalité.

Pourtant, au-delà de leur inconstitutionnalité, ces mesures étaient une véritable provocation à l’encontre du mouvement populaire, qui les a logiquement et vigoureusement rejetées comme il avait rejeté les propositions du 3 mars, lorsque Bouteflika demandait encore que le peuple l’élise pour enclencher un changement de régime.

En refusant de démettre Bouteflika pour raisons de santé il y a plusieurs années, puis en s’obstinant à le présenter à un cinquième mandat puis un quatrième mandat prorogé à la présidence de la République, le régime a créé une crise institutionnelle qu’il a doublée, le 11 mars, d’une crise constitutionnelle profonde.

Le chef de l’état-major prétend pouvoir la résoudre en ayant recours à l’article 102 et pense pouvoir convaincre le peuple algérien que c’est la solution constitutionnelle pour sortir de l’impasse dans laquelle le régime a placé le pays.

Un substitut anticonstitutionnel à l’échec politique

Il peut paraître paradoxal d’affirmer que l’application de l’article 102 de la Constitution est anticonstitutionnelle : pourtant elle l’est ! En effet, l’interprétation d’une disposition constitutionnelle ne se fait pas dans le vide, elle doit tenir compte de la lettre et de l’esprit du texte mais aussi du contexte.

Le régime s’est rendu à l’évidence […] Il lui faut sacrifier Bouteflika dans l’espoir de garder l’initiative politique en organisant, dans un délai de cinq mois environ, une élection présidentielle sans changement de fond, une élection contrôlée

Or, alors même que le président de la République était manifestement gravement malade depuis longtemps et qu’il est le garant de la Constitution en vertu de son article 84, toutes les institutions de l’État l’ont laissé violer la Constitution le 11 mars sans réagir, le gouvernement, vice-ministre de la Défense nationale compris, le Parlement et le Conseil constitutionnel.

Mieux, elles l’ont soutenu dans cette voie et n’ont pas réagi lorsque de hauts dignitaires ont déclaré que le pouvoir était aux mains de forces non constitutionnelles, sans que l’on sache s’ils parlaient d’oligarques ou d’autorités légales qui auraient usurpé les compétences présidentielles.

Dès lors, il est évident que le respect de la Constitution n’est pas la raison d’être de la prise de conscience de la prétendue nécessité de mettre en œuvre l’article 102.

L’appel du chef de l’état-major ne peut être interprété autrement que comme un substitut à l’échec politique des mesures du 11 mars. Cet échec est dû à la détermination du peuple à voir s’en aller Bouteflika ET le régime.

Ce dernier s’est rendu à l’évidence : il n’a réussi à constituer ni un nouveau gouvernement ni la « conférence nationale inclusive » annoncée. Il lui faut donc sacrifier Bouteflika dans l’espoir de garder l’initiative politique en organisant, dans un délai de cinq mois environ, une élection présidentielle sans changement de fond, une élection contrôlée.

Un détournement de procédure pour contrer la volonté populaire

Sur le fond, la condition première de l’application de l’article 102 est l’incapacité totale du président de la République à exercer ses fonctions en raison d’une maladie grave et durable.

Or, si le Conseil constitutionnel n’a pas jugé utile de se réunir ces dernières semaines pour vérifier la réalité de cet empêchement, quel changement dans l’état de santé du chef de l’État justifierait aujourd’hui l’application de l’article 102 à un mois du terme de son mandat ?

Si l’état de santé que l’on connaît l’autorisait encore hier à présider aux destinées du pays, pourquoi le même état de santé ne le lui permettrait plus aujourd’hui ?

Des avocats manifestent contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à Alger le 7 mars (AFP)
Des avocats manifestent contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à Alger le 7 mars (AFP)

Concernant la manière de mettre en œuvre l’article 102, cette disposition prévoit que le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit pour constater l’incapacité totale du chef de l’État à exercer ses compétences. Après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous les moyens, le Conseil, à l’unanimité de ses membres, propose au Parlement de déclarer l’état d’empêchement.

Or, le Conseil constitutionnel a eu maintes occasions de se réunir de plein droit pour vérifier l’état de santé du président de la République et ne l’a pas fait. S’il venait à le faire dans les prochains jours, il répondrait à une injonction du chef de l’état-major, qui est aussi vice-ministre de la Défense nationale, deux autorités auxquelles la Constitution ne donne aucune compétence de saisine – officielle ou non – du Conseil constitutionnel pour la mise en œuvre de l’article 102.

Le Conseil constitutionnel « interpelé » par une autorité sans compétence à cet effet enclencherait alors un détournement de procédure.

Une prorogation du quatrième mandat sans Bouteflika

Si le Parlement déclarait l’état d’empêchement du président de la République, il devrait désigner, en vertu de l’article 102, le président du Conseil de la Nation, la chambre haute du Parlement algérien, comme chef de l’État par intérim « pour une période maximale de 45 jours ».

Or, le quatrième et désormais dernier mandat de Bouteflika expire le 27 avril 2019 et l’élection présidentielle initialement prévue pour le 18 avril ne se tiendra pas à cause d’une décision anticonstitutionnelle de Bouteflika soutenue par le chef de l’état-major.

L’impasse constitutionnelle ne sera pas résolue par un tour de passe-passe. Toute la manœuvre viole la Constitution.

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L’article 102 de la Constitution prévoit une première période d’intérim de 45 jours au terme de laquelle la démission du président de la République est de plein droit si l’empêchement subsiste. Bien évidemment, l’empêchement subsistera, mais 45 jours est une durée plus longue que le reliquat de jours du quatrième mandat. On n’a pas besoin de 45 jours pour le savoir.

À supposer que les auteurs de cette manœuvre veuillent lui donner l’apparence du respect de la logique de la Constitution, il faudrait faire cesser l’intérim à l’expiration du mandat présidentiel. Or, la situation délibérément créée par les mesures anticonstitutionnelles annoncées le 11 mars ne permet pas d’élire un nouveau chef de l’État en un mois ni d’ailleurs en 45 jours. Le pouvoir compte donc gagner du temps.

Comme l’empêchement ne cessera pas au bout de la première période d’intérim, la vacance définitive du poste de président de la République sera constatée afin de lancer, artificiellement, une nouvelle période d’intérim de 90 jours au cours de laquelle l’article 102 prévoit l’organisation d’une élection présidentielle.

Ainsi, le régime pourra proroger artificiellement le quatrième mandat de Bouteflika … avec Abdelkader Bensalah, le président du Conseil de la Nation !

S’il respecte les délais qui figurent à l’article 102 et les utilisent au maximum, le régime gagnera 135 jours à compter de la déclaration de l’état du président de la République par le Parlement.

Une manœuvre dangereuse pour la cohésion nationale

Par millions, les Algériennes et les Algériens ont exprimé leur rejet d’un nouveau mandat de Bouteflika et du régime dans sa globalité. Satisfaire la revendication du peuple souverain ne passe pas l’article 102 de la Constitution. Au contraire, l’article 102 sert à contrer cette revendication populaire.

Accepter [l’application de l’article 102], c’est diffuser dans les esprits l’idée que la mobilisation pacifique ne sert à rien. Une telle issue mènerait soit à la résignation, soit à une explosion de colère catastrophique pour la paix civile

Le mandat de Bouteflika expire dans un mois et ne peut être prorogé par un simple décret présidentiel. Le recours à l’article 102 sert à régénérer le régime qui le propose, le même qui est fermement rejeté dans sa globalité par le peuple.

Dans cinq mois, les conditions politiques et juridiques d’une élection libre ne seront toujours pas réunies, les oligarques seront toujours là et continueront à profiter de l’argent public, le régime maintiendra l’autoritarisme et l’économie de prédation et ses hommes seront aux postes clés pour organiser la fraude électorale.

Accepter aujourd’hui l’application de l’article 102, c’est accepter que la mobilisation populaire qui a refusé la prorogation du quatrième mandat de Bouteflika se retrouve en fin de compte avec la prorogation du quatrième mandat sans Bouteflika et avec le régime inchangé.

Dans ces conditions, l’accepter, c’est diffuser dans les esprits l’idée que la mobilisation pacifique ne sert à rien. Une telle issue mènerait soit à la résignation, soit à une explosion de colère catastrophique pour la paix civile.

C’est la raison pour laquelle la mobilisation populaire doit durer et s’exprimer pacifiquement contre l’article 102. Tous les mouvements structurés devraient s’opposer fermement et pacifiquement au recours à l’article 102 et trouver rapidement un compromis à proposer à la société algérienne sur les moyens pacifiques d’initier une transition indépendante du régime, assurant la continuité de l’État. Plus que jamais, une action pacifique, audacieuse sur le plan des propositions et résolue pour les mettre en œuvre est nécessaire.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Né en 1977, Mouloud Boumghar est professeur de droit public, spécialiste du droit international des droits de l’homme. Auteur de nombreuses publications scientifiques, il contribue régulièrement au débat public algérien.
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