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À Jérusalem, un projet de téléphérique pour servir la colonisation israélienne

Afin de désengorger la vieille ville de Jérusalem où se pressent chaque jour des flots de touristes, la mairie projette de construire un téléphérique. Mais les Palestiniens ainsi que certains architectes et archéologues israéliens dénoncent une manœuvre politique qui sert les intérêts des colons
Photomontage de l'association Emek Shaveh montrant le téléphérique que souhaitent construire les autorités israéliennes à proximité des remparts de la vieille ville de Jérusalem, surplombant le quartier palestinien de Silwan
Par Marie Niggli à JÉRUSALEM

Autrefois, quand Bassam al-Siam prenait le café sur la petite terrasse devant sa maison, il avait une vue imprenable sur les remparts de la vieille ville de Jérusalem. Désormais, de hautes barrières de chantier bouchent l’horizon, encerclant un trou béant dans lequel s’affairent des ouvriers jour et nuit. Et il craint que la situation n’empire. 

« Tu vois là-bas ? », s’exclame le Palestinien en pointant de l’index un olivier dans le jardin d’une haute bâtisse à droite du chantier. « Ils veulent y planter un poteau de 200 mètres de haut. Ils vont prendre combien d’hectares ici ? Ils vont peut-être finir par détruire toutes les maisons autour ! »

Des pylônes au milieu des habitations palestiniennes, au pied des remparts de la vieille ville de Jérusalem, qui attire chaque année plusieurs millions de touristes. L’idée peut paraître farfelue, mais la mairie et le ministère du Tourisme israélien y croient fermement : ils veulent construire un téléphérique qui relierait l’ouest de la ville au quartier palestinien de Silwan, à l’est, juste à côté de la vieille ville.

Le terminus devrait sortir de terre juste sous les fenêtres de Bassam al-Siam.

« Un projet pour les colons »

Ce projet « va changer le visage de Jérusalem, permettant un accès facile et pratique pour les touristes », s’est félicité le ministre israélien du Tourisme, Yariv Levin. Quatre stations, un parcours de 1,4 km et « une attraction touristique unique, depuis laquelle touristes et visiteurs pourront admirer d’en haut la ville de Jérusalem », vantait un communiqué de presse du ministère en mai dernier.

« Ici, les gens aiment bien être avec leur famille sur la terrasse. Mais c’est fini, on n’aura plus d’espace à nous, plus d’intimité »

- Jawad Siam, directeur du centre d’information Wadi Helweh

Les petites cabines suspendues passeront surtout au-dessus des maisons palestiniennes de la vallée de Silwan, construites à flanc de colline et desservies par d’étroites ruelles. « Certaines parties du quartier vont devenir un zoo », ironise Jawad Siam, directeur du centre d’information Wadi Helweh, l’un des quartiers de Silwan.

« Ici, les gens aiment bien être avec leur famille sur la terrasse. Mais c’est fini, on n’aura plus d’espace à nous, plus d’intimité ! », dit-il en écrasant une Gauloise avec un soupir résigné.

Sans parler du bruit et des désagréments qu’un tel projet peut engendrer dans une zone aussi densément peuplée. « Ils parlent de 200 000 touristes, on les met où ? », s’interroge Bassam al-Siam, dont la terrasse exiguë est pratiquement collée à celle de son voisin. 

Longtemps, cette histoire de téléphérique n’est restée qu’une rumeur pour les habitants palestiniens. Jawad Siam affirme qu’il n’a été informé du projet de manière officielle que début février. Pas d’annonce dans les journaux arabes, encore moins d’étude des besoins du quartier : le projet a été monté sans passer par les procédures habituelles, car il est classé « priorité nationale ». 

« La mairie et les colons n’essaient jamais de nous parler », soupire Jawad Siam, keffieh palestinien autour du cou. « Ils savent que ce projet est pour les colons et le tourisme des colons. »

À la place de l’olivier au premier plan, un pylône de 200 mètres de haut sera placé pour soutenir le téléphérique. Au fond, le mont des Oliviers, possible station dans le futur (MEE/Marie Niggli)
À la place de l’olivier au premier plan, un pylône de 200 mètres de haut sera placé pour soutenir le téléphérique. Au fond, le mont des Oliviers, possible station dans le futur (MEE/Marie Niggli)

Silwan est situé à Jérusalem-Est, la partie palestinienne de la ville qui a été occupée par Israël après sa conquête en 1967 puis annexée – une décision jamais reconnue par la communauté internationale.

Le tracé du téléphérique, en reliant le quartier à Jérusalem-Ouest, sert donc davantage les colons israéliens qui se sont installés en masse ces dernières années dans la zone, au détriment des Palestiniens, dont plusieurs milliers vivent sous la menace imminente des expulsions.

Le choix du terminus ne doit d’ailleurs rien au hasard : en face de chez Bassam al-Siam, le chantier est en réalité entamé depuis plus d’une décennie et fait partie d’un vaste projet pro-colonisation soutenu par le gouvernement israélien.

En face du chantier, se trouve la « Cité de David », un complexe touristique qui propose un récit très biaisé de l’histoire de Jérusalem, en se focalisant quasi-exclusivement sur les vestiges juifs de la cité. Les fouilles menées tout autour, dont celles entamées devant la maison de Bassam al-Siam, rendent la vie des habitants impossible, en créant des fissures dans les murs de leurs maisons à proximité et des nuisances sonores.

Gérée par l’organisation nationaliste israélienne Elad, dont le but est d’avancer la colonisation à Jérusalem-Est, la Cité de David veut s’agrandir en érigeant un centre baptisé « Kedem », en face de chez Bassam al-Siam. C’est cet endroit qui a été choisi pour accueillir le terminus du téléphérique.

« C’est un projet politique qui sert les intérêts d’Elad », dénonce Yonathan Mizrachi, directeur d’Emek Shaveh, une ONG israélienne qui étudie l’instrumentalisation par Israël de l’archéologie à des fins politiques et fait campagne contre le projet. Elad n’a pas donné suite aux demandes d’interview de Middle East Eye.

Jérusalem défigurée

Pour Emek Shaveh, les visées politiques du projet ont aveuglé les autorités israéliennes. Le gouvernement israélien, le plus à droite de l’histoire du pays, a donné son aval en mai au versement de 200 millions de shekels (49 millions d’euros) pour financer le téléphérique.

« Un téléphérique, c’est bien dans une station de ski. Cela va endommager les monuments, la vue, pas seulement celle de la vieille ville et des remparts, mais aussi des vallées aux alentours, les lieux saints »

- Giora Solar, architecte israélien

Pourtant, dans un argumentaire publié début février, les archéologues expliquent qu’aucun des buts du projet ne devraient être atteints. Désengorger les alentours de la vieille ville ? Les hôtels sont situés loin du tracé du téléphérique, donc tout porte à croire que les cars de tourisme continueront à bloquer les rues le long des remparts.

Acheminer les juifs religieux au mur des Lamentations ? La plupart des quartiers orthodoxes ne sont pas dans la zone du téléphérique et surtout, les jours de grande affluence, shabbat et jours fériés, les juifs pratiquants n’utilisent habituellement pas les transports.

Créer une nouvelle source de revenus ? Le fiasco financier du téléphérique de Haïfa, dans le nord d’Israël, offre un mauvais précédent.

Introduire un mode de transport propre ? Certains proposent plutôt un train qui passerait sous la vieille ville.

Mais surtout, quel visiteur se prendra à rêver en surplombant depuis le mont Sion la cuvette de Silwan et les remparts de la vieille ville, une fois le décor planté de pylônes et de câbles ? Même si le tracé ne survole pas le centre historique de Jérusalem, le téléphérique va profondément altérer l’identité si particulière de la cité millénaire, classée au patrimoine mondial en péril de l’UNESCO.

Et ce d’autant plus, que si la première phase est approuvée, les autorités espèrent ensuite allonger le trajet pour faire passer le téléphérique jusqu’au mont des Oliviers, colline sacrée pour les trois grandes religions monothéistes, à la vue imprenable sur la vieille ville de Jérusalem et dont le sommet est vénéré par les chrétiens comme le lieu de l’Ascension du Christ.

Les opposants au projet dénoncent son impact négatif sur l’identité unique de la vieille ville de Jérusalem (photomontage Emek Shaveh)
Les opposants au projet dénoncent son impact négatif sur l’identité unique de la vieille ville de Jérusalem (photomontage Emek Shaveh)

« Un téléphérique, c’est bien dans une station de ski », s’indigne Giora Solar, l’architecte qui dirige le comité israélien pour le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS). « Cela va endommager les monuments, la vue, pas seulement celle de la vieille ville et des remparts, mais aussi des vallées aux alentours, les lieux saints. »

Il fait remarquer que le mont Sion pourrait ainsi perdre toutes ses chances d’être inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, même en cas de retour d’Israël au sein de l’institution – qu’il a quittée fin 2018, à la suite des États-Unis, lui reprochant un parti pris anti-israélien.

Mobilisation internationale

L’Union européenne aussi s’est fait l’écho, l’an dernier dans un rapport, des critiques qui dénoncent un projet transformant Jérusalem en « parc à thème commercial » et déplorant les visées politiques derrière le téléphérique.

« Nous n’avons pas de grandes chances de faire annuler le projet »

- Yonathan Mizrachi, directeur d’Emek Shaveh

Face à ces critiques, le ministère du Tourisme israélien s’est contenté de répondre aux questions de Middle East Eye en envoyant deux communiqués de presse défendant l’impact positif du projet pour le tourisme. L’Autorité de développement de Jérusalem, en charge du suivi et de la mise en œuvre du projet, n’avait pas répondu aux demandes d’interview avant la publication. 

En face, autour notamment de l’ONG Emek Shaveh et d’architectes engagés, les opposants israéliens au projet s’organisent. Ils ont jusqu’au 3 avril pour déposer leurs objections, espérant bloquer le projet final.

« Nous n’avons pas de grandes chances de faire annuler le projet », reconnaît Yonathan Mizrachi. Trente architectes de différents pays, internationalement reconnus, ont fait parvenir mi-mars une lettre au Premier ministre Benyamin Netanyahou pour lui demander d’abandonner le projet.

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« Il y a un consensus international selon lequel le choix du téléphérique ne convient pas aux villes anciennes dont la silhouette a été préservée pendant des centaines ou des milliers d’années. Des villes comme Rome et Athènes, avec des millions de visiteurs par an, n’ont pas construit de téléphérique », ont-ils plaidé.

L’architecte Giora Solar place aussi ses espoirs dans cette mobilisation hors du pays. « Quelqu’un de la mairie m’a dit : certains pensent que le projet ne sera jamais réalisé à cause de la pression internationale sur Israël », glisse-t-il. « C’est peut-être le seul moyen de stopper ça. »

Jawad Siam, lui, est plus pessimiste. « Personne ne nous vient en aide. »

Et si finalement, la pression internationale vient à bout de ce projet de téléphérique, le chantier en face de la maison de Bassam al-Siam sera malgré tout maintenu. Jusqu’ici, tous les recours auprès de la justice israélienne initiés par les Palestiniens n’ont réussi qu’à retarder les travaux mais pas à stopper l’élargissement de la Cité de David – et la progression de la colonisation dans le quartier aux dépens des habitants.  

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