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La frontière entre la Libye et la Tunisie a rouvert après des semaines de négociations sur le traitement réservé aux Libyens 

À la suite des plaintes des Libyens sur l’attente et les mauvais traitements qui leur sont infligés au poste-frontière de Ras Jedir, le ministère de l’Intérieur a diligenté une enquête 
Panneau de signalisation à la frontière séparant la Libye de la Tunisie sur lequel on peut lire « Bienvenue en Libye » (Ahmed Gatnash)

La zone critique transfrontalière qui sépare la Libye de la Tunisie de Ras Jedir a rouvert le 7 novembre, après avoir été fermée pendant quinze jours sur décision du ministère de l’Intérieur libyen. Cette fermeture faisait suite à une série de plaintes portées contre les fonctionnaires tunisiens par des voyageurs libyens pour mauvais traitements. 

Depuis les soulèvements de 2011, la frontière n’en est pas à sa première fermeture.

Hafed Moamar, porte-parole libyen du bureau de contrôle des passeports de Ras Jedir, a révélé à Middle East Eye qu’ils recevaient de plus en plus de plaintes de la part de Libyens sur les temps d’attente et les mauvais traitements, et que cela avait donné lieu à une enquête du ministère de l’Intérieur.  

« On fait attendre les Libyens sept, quinze, vingt heures, voire parfois davantage »

- Hafed Moamar, porte-parole libyen du bureau de contrôle des passeports de Ras Jedir

« On fait attendre les Libyens sept, quinze, vingt heures, voire parfois davantage. Lorsque les membres de la commission sont venus vérifier, ils ont constaté que les voitures passaient les points de contrôle libyens rapidement, mais que l’attente pour passer la frontière se situait du côté tunisien », constate Hafed Moamar. 

Pour traverser la frontière libyenne en voiture, vous devez passer par un certain nombre de couloirs et vous arrêter à chaque guichet (un par couloir). Une fois que les passeports des passagers ont été contrôlés et le visa apposé, il faut traverser d’autres couloirs, voiture contre voiture, avant d’atteindre la frontière tunisienne.

Une accumulation de véhicules et des temps d’attente extrêmement longs ont été constatés du côté libyen, selon Hafed Moamar. Ce dernier prétend qu’une opération aussi simple et rapide que le contrôle des passeports et l’apposition de visa ne peut être que délibérément ralentie et rendue fastidieuse pour les personnes en déplacement. 

Incidences sur les citoyens

Ras Jedir est le poste-frontière le plus important pour se rendre en Libye. L’autoroute côtière libyenne – la seule grande route qui traverse tout le pays d’est en ouest – passe par les principales coopératives d’achat et de commerce des plus grosses villes de la côte libyenne, jusqu’à Ras Jedir. 

« Contrairement aux autres postes-frontières, Ras Jedir permet d’accéder directement à l’autoroute côtière libyenne », précise Hafed Moamar à MEE. Et d’ajouter : « C’est le point d’accès principal du pays, où les échanges commerciaux sont nombreux. » 

Même s’il existe d’autres postes-frontières entre les deux pays, Ras Jedir est aussi le plus accessible. Étant donné que l’aéroport Mitiga de Tripoli, le seul aéroport de la capitale qui fonctionne, ferme par intermittence depuis plusieurs mois, Ras Jedir était le seul passage permettant de sortir du pays pour de nombreux résidents de l’ouest de la Libye.

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Poste-frontière entre la Libye et la Tunisie (Ahmed Gatnash)

Les Libyens sont nombreux à franchir la frontière pour se faire soigner à l’extérieur en raison d’une pénurie de ressources dans leur pays. À l’inverse, pour bon nombre d’entre eux qui vivent à l’étranger, Ras Jedir est un itinéraire privilegié pour rendre visite à leur famille. 

Fariha Naji, qui vit à Zouara, à 60 km de Ras Jedir, a révélé à Middle East Eye que la façon de traiter les passagers à la frontière tunisienne était devenue intolérable.

« Il n’y a qu’un seul couloir ouvert, parfois les agents quittent leur poste et restent debout à bavarder sur le bas-côté. Ils nous regardent amusés et nous font attendre des heures entières », fait-elle remarquer. Elle constate : « Ils ne nous traitaient pas comme cela auparavant », en espérant que les choses redeviennent comme avant.


Hafed Moamar précise à MEE que tant que la fermeture était décidée pour le bien des citoyens libyens, pour s’assurer qu’ils voyageaient « dans de bonnes conditions et que leur dignité était préservée », ils n’en ressentaient pas les effets négatifs. 

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« J’ai reçu des messages de malades m’informant qu’ils allaient rater leur séance de chimiothérapie », confie Hafed Moamar. « Que voulez-vous que je leur réponde ? Ces problèmes doivent être résolus pour qu’à long terme les gens avec de tels impératifs puissent arriver à temps à leur rendez-vous et repartir sans être harcelés à la frontière. » 

Selon Hafed Moamar, qui a participé à des réunions entre responsables libyens et tunisiens sur la question, les deux côtés ont fini par se mettre d’accord sur certains points. Ceux-ci ont fait l’objet d’un contrôle par les représentants du ministère de l’Intérieur libyen avant d’autoriser la réouverture de la frontière. 

Habituellement, du côté tunisien de la frontière, il n’y a qu’un seul couloir ouvert permettant le passage des voitures libyennes qui entrent en Tunisie. Cela signifie que l’ensemble du trafic est acheminé en une longue et unique file d’attente qui s’écoule lentement vers les guichets pour le contrôle des passeports. 

De plus, chaque véhicule doit être enregistré sur le passeport du conducteur avant de pouvoir entrer en Tunisie. Or, un seul comptoir est disponible pour enregistrer les véhicules, ce qui ne facilite pas l’acheminement.

« Il n’y a qu’un seul couloir ouvert, parfois les agents quittent leur poste et restent debout à bavarder sur le bas-côté. Ils nous regardent amusés et nous font attendre des heures entières »

- Fariha Naji, résidente de Zouara

Selon Jumaa Ghreeba, responsable du service des passeports et de la citoyenneté au sein du ministère de l’Intérieur libyen, les responsables tunisiens ont accepté d’ouvrir cinq couloirs et guichets de contrôle des passeports permettant le passage des citoyens, ainsi que trois comptoirs pour l’enregistrement des véhicules.

Il a ajouté que toutes les questions n’avaient pas été entièrement réglées, mais que les deux côtés continueront à travailler dans un esprit de coopération pour permettre un passage de la frontière plus efficace.

Il reste à résoudre la question des « noms identiques » qui doit être examinée de manière plus approfondie. D’après Hafed Moamar, les autorités tunisiennes possèdent une liste d’individus recherchés pour avoir été impliqués dans des crimes. S’ils tombent sur des passagers qui ont presque le même nom, ils les retiennent pendant des heures tant qu’ils n’ont pas procédé aux vérifications.

La plupart du temps, les individus qui sont retenus pour ces raisons n’ont aucun lien avec les personnes recherchées et sont obligés d’attendre une autorisation simplement parce que leurs noms se ressemblent.

« Nous poursuivrons les discussions, mais nous devons veiller à ce que les droits fondamentaux des individus soient protégés à Ras Jedir. Les Tunisiens, tout comme les Libyens, doivent être traités avec respect », précise Hafed Moamar.

Économie souterraine 

Le passage de la frontière et les alentours sont des zones lucratives et, à ce titre, ont été le théâtre d’affrontements au cours de la guerre qui sévit aujourd’hui en Libye, alors que plusieurs factions ont tenté d’en prendre le contrôle.

La frontière est utilisée quotidiennement par des commerçants et des contrebandiers pour faire passer toutes sortes de vivres, comme des pâtes ou de l’essence, les villes voisines, surtout du côté tunisien, dépendant fortement des échanges transfrontaliers. 

En Tunisie, l’économie souterraine n’a cessé de se développer ces dernières années, alors que les offres d’emplois déclarés ont diminué chez les jeunes, de plus en plus nombreux dans le pays.

L’économie souterraine qui génère plus d’un tiers du PIB tunisien, est le premier pourvoyeur d’emplois chez les jeunes tunisiens, soit près de 60 % des hommes actifs et 83 % des femmes actives de moins de 40 ans.

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Répartis en très forte proportion dans le sud et les régions intérieures du pays, les emplois non déclarés prennent des formes très variées : ils touchent par exemple les marchands qui vendent leurs produits sur le bord de la route ou sur les marchés hebdomadaires et les contrebandiers qui font passer des biens aux frontières avec la Libye et l’Algérie.

Pour plus de 90 % des 60 000 habitants de la ville frontière tunisienne de Ben Guerdane, le commerce transfrontalier est une source importante de financement. Selon un rapport de la Banque mondiale de 2017, les économies des villes frontières en Tunisie reposent toutes sur le commerce bilatéral « clandestin » qui transite par le poste frontière de Ras Jedir. 

Ces dernières années, de nombreux efforts visant à empêcher la contrebande de biens subventionnés de Libye en Tunisie, notamment de produits alimentaires et de carburants, ont été déployés. Mais, les trafiquants impliqués dans la vente de vivres des deux côtés de la frontière se sont farouchement opposés à ces restrictions.

Le prix à la pompe a pratiquement doublé

L’année dernière, la fermeture des routes vers la Tunisie depuis Ras Jedir par les contrebandiers tunisiens a bloqué le passage de la frontière entre les deux pays pendant plus de dix jours. Les contrebandiers s’en prenaient aux véhicules immatriculés en Libye en leur lançant des briques et bloquaient les routes avec leurs camions pour protester contre les restrictions mises en place par les autorités libyennes visant à réprimer la contrebande.

« Les Tunisiens pensent qu’ils ont droit à ces produits », souligne Hafed Moamar. « Chaque fois que le gouvernement libyen prend une décision visant à réprimer la contrebande, les Tunisiens bloquent les routes et organisent des manifestations. » 

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L’augmentation de la contrebande de carburants organisée dans un pays gros producteur de pétrole – où de nombreux propriétaires de stations-services vendent la part de carburants subventionnée aux contrebandiers travaillant sur le marché noir – a engendré une crise pétrolière prolongée. 

Le prix de l’essence à la pompe en Libye avant le printemps 2011 oscillait entre 0,2 et 0,22 dinars libyens le litre (entre 0,13 et 0,145 euros) avec les subventions du gouvernement. Celles-ci ont représenté un coût de 27,3 milliards d’euros pour la Libye au cours des cinq années précédant 2017, selon le Bureau des audits libyen. Toutefois, depuis 2011, alors que la contrebande de carburants a pris une ampleur considérable dans le pays, le prix à la pompe a pratiquement doublé.

Mais, ce n’est pas tout. Les résidents auraient été prêts à payer le prix pour acheter de l’essence, s’il n’était pas été aussi difficile de s’en procurer depuis des années dans les stations-services. 

Des mesures visant à réduire la contrebande de carburants aux frontières ont été mises en place, et tous les trafiquants pris en flagrant délit sont condamnés à payer une amende et se voient confisquer leur carburant.

En 2014, l’essence faisant l’objet de contrebande vendue à la frontière représentait 17 % du carburant consommé par les Tunisiens

Mais les contrebandiers ont trouvé des moyens de contourner ces mesures. Ils remplacent le réservoir à essence de leur véhicule par des réservoirs de plus grande capacité, et peuvent ainsi faire passer de plus grandes quantités de l’autre côté de la frontière sans se faire prendre.

Une fois qu’ils ont passé la frontière, les contrebandiers utilisent des tubes en caoutchouc pour aspirer l’essence du réservoir et la transvaser dans un conteneur avant de la revendre sur le bord de la route. En 2014, l’essence faisant l’objet de contrebande vendue à la frontière représentait 17 % du carburant consommé par les Tunisiens.

Bien que certaines questions essentielles ne soient pas résolues, comme la contrebande, on ne peut se permettre du côté tunisien comme du côté libyen de fermer la frontière plus longtemps. Des contrôles seront effectués par des fonctionnaires libyens dans quinze jours, selon Hafed Moamar, afin de s’assurer que tous les accords sont respectés. 

« Nous pouvons désormais compter sur un ministre de l’Intérieur qui a la motivation de changer les choses », affirme Hafed Moamar. « Il ne faut plus attendre. »

Traduit de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo

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