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Hamza Yusuf et la lutte pour l’âme de l’islam occidental

L’homme qui a autrefois suggéré que les musulmans se méfiaient de tout intellectuel trop proche du gouvernement travaille désormais avec Trump et est considéré par certains comme un laquais des Émirats arabes unis
Hamza Yusuf, au centre, entouré (de gauche à droite) de Mohammed ben Zayed, dirigeant de facto des EAU, le cheikh Abdallah ben Bayyah, son maître spirituel, et Donald Trump, président des États-Unis (MEE)

La réputation de l’un des plus célèbres intellectuels islamiques du monde occidental est au bord du gouffre.

Le cheikh Hamza Yusuf, l’intellectuel musulman américain connu pour son esprit acéré, sa maîtrise incomparable de la langue arabe et qui est apparu comme la voix de millions de musulmans d’Amérique du Nord et d’Europe, fait face à une crise de légitimité sans précédent auprès des musulmans lambda.

Bien qu’il soit depuis longtemps un personnage controversé, les événements de ces dix-huit derniers mois ont opposé le cheikh et ses partisans à une avalanche de critiques l’accusant d’abandonner sa communauté et de renforcer l’hostilité envers les musulmans.

Mais pour ses partisans, il ne peut pas avoir tort.

Pour eux, il a revitalisé l’islam en Amérique du Nord, donnant à des milliers de personnes la possibilité de trouver du réconfort dans leur foi et de naviguer avec confiance dans la modernité. Bien que certains de ses partisans soient en désaccord avec sa politique, ils croient en ses intentions : on parle toujours de Yusuf en tant que traditionaliste attachant et érudit, dote de bonnes intentions.

Aux yeux de ses détracteurs, son association continue avec le gouvernement des Émirats arabes unis (EAU) et, plus récemment, avec l’administration du président américain Donald Trump le confirme en tant qu’apologiste de l’empire américain et laquais des régimes autocratiques du Moyen-Orient. Pour eux, il est rapidement en train de se transformer en ennemi des musulmans et encourage le glissement vers le fascisme.

Mais l’histoire de Hamza Yusuf ne se limite pas à celle d’un homme dont l’héritage est contesté par différentes tendances. Les débats acharnés sur l’impact de ses décisions et de ses alliances ne sont pas de l’esbroufe. 

C’est le terrain même sur lequel l’avenir de l’islam occidental se décide.

Jeunesse

Hamza Yusuf est né en 1958 dans une famille chrétienne de l’État de Washington sous le nom de Mark Hanson. La famille a déménagé en Californie du Nord où son père était universitaire et sa mère était impliquée dans le mouvement des droits civiques.

À l’âge de 17 ans, il a failli mourir dans un accident de voiture, ce qui l’a amené à s’interroger sur la mortalité et le but de la vie.

Hamza Yusuf a étudié sous l’égide du cheikh Murabit al-Hajj en Mauritanie dans les années 1990 (capture d’écran)
Hamza Yusuf a étudié sous l’égide du cheikh Murabit al-Hajj en Mauritanie dans les années 1990 (capture d’écran)

« Il m’a fallu environ six mois pour surmonter ce choc. Ce fut un réveil puissant », déclarait-il à la BBC lors d’une interview en 2002.

« Pendant ces six mois, tout a commencé comme une exploration de ce qui aurait pu arriver, si j’étais mort… j’avais vraiment le sentiment qu’il y avait quelque chose de l’autre côté. »

Yusuf a expliqué que c’était le fait d’être tombé sur The Book of Certainty de Martin Lings qui l’avait conduit à une lecture attentive du Coran et finalement à sa conversion quelques mois seulement avant son 18e anniversaire. Il s’est impliqué dans l’ordre soufi de la Chadhiliyya, dirigée par le cheikh Abdalqadir as-Sufi.

Il a abandonné l’université et a voyagé pour entreprendre une formation islamique traditionnelle ou classique. Il s’est d’abord rendu au Royaume-Uni, où il a vécu avec as-Sufi, puis a passé quatre ans aux Émirats arabes unis, où il a étudié à l’Institut islamique et a travaillé comme muezzin (celui qui appelle à la prière) et imam. En 1984, ses relations avec le cheikh Abdalqadir as-Sufi se sont détériorées et il a rompu avec l’ordre.

Il s’est ensuite rendu en Afrique du Nord, notamment en Algérie, puis à l’ouest en Mauritanie. 

Dans son livre Islam is a Foreign Country, l’anthropologue Zareena Grewal écrit que c’est en Mauritanie « qu’il a développé sa relation la plus durable et la plus puissante avec un enseignant, le cheikh “Murabit al-Hajj” Muhammad Fahfu ». 

C’est également en Mauritanie, bien que plus tard, qu’il est devenu l’élève du cheikh Abdallah ben Bayyah, lequel allait jouer un rôle important dans la trajectoire empruntée par Yusuf. Ben Bayyah est reconnu comme un intellectuel important dans la jurisprudence islamique et, selon les universitaires, sa réputation permet à Yusuf et à lui-même d’avoir l’oreille des gouvernements, que ce soit au Moyen-Orient ou dans le monde occidental.

Un cheikh recherché 

À son retour aux États-Unis en 1988, Yusuf n’a pas tardé à se faire connaître grâce à ses conférences enthousiasmantes. Il est devenu l’un des intellectuels musulmans les plus charismatiques du pays.

Pour les personnes se débattant dans l’abîme spirituel de l’Amérique consumériste et hyper-moderne, Yusuf était son équivalent musulman spirituel, cultivé et poli qui injectait une sorte d’estime à un islam d’antan.

Yusuf n’était pas seulement éloquent, il maîtrisait les sciences islamiques et était aussi un jeune homme blanc prêt à critiquer le capitalisme, le militarisme et la modernité via Sahih Bukhari et Bob Dylan. Avec sa voix douce et sa barbiche caractéristique, ainsi que son goût pour les allusions à son vaste répertoire de lecture à chaque anecdote racontée, il a donné un certain panache à l’idée d’être musulman en Amérique.

Shadee Elmasry, qui a étudié auprès de Yusuf dans les années 1990, confie à Middle East Eye que son souvenir du cheikh le plus vivace est le niveau de sophistication qu’il a apporté à l’enseignement de la religion.

« Il a tellement simplifié le message que vous pouviez prendre des traits d’esprit et les appliquer dans votre vie quotidienne […] J’ai probablement écouté toutes [ses] conférences enregistrées sur cassette ou sur VHS », déclare Elmasry, fondateur de Safina Society, un institut éducatif musulman basé à New Brunswick, dans le New Jersey.

Abdallah ben Bayyah (à droite) est devenu président du Forum pour la promotion de la paix dans les sociétés musulmanes (FPPMS), basé aux Émirats arabes unis (FPPMS)
Abdallah ben Bayyah (à droite) est devenu président du Forum pour la promotion de la paix dans les sociétés musulmanes (FPPMS), basé aux Émirats arabes unis (FPPMS)

À travers ses conférences, il a mis à la portée de tous une vision nostalgique et auparavant inaccessible du monde musulman ; via ses retraites soufies, il a transporté des professionnels musulmans américains dans une demeure intellectuelle où il était possible de réconcilier ce que signifiait être musulman avec les affaires matérielles du monde. 

Hamza Yusuf est devenu un cheikh recherché et l’un des rares penseurs religieux américains à avoir un public mondial.

« L’autre impact majeur qu’il a eu aux États-Unis est qu’il a popularisé le soufisme sans tariqa [alignement sur une école particulière]. Cela a rendu le soufisme accessible à un moment où l’islam salafiste était à son apogée dans les mosquées américaines », explique Zareena Grewal, également professeure associée d’études américaines et d’études religieuses à l’Université de Yale.

La spécialiste ajoute que si Yusuf n’était que l’un des nombreux « musulmans américains en quête de sens » de sa génération à rechercher une formation islamique traditionnelle dans le monde dit musulman, sa popularité a fait de cette pratique un phénomène. En 1996, Yusuf a cofondé l’Institut Zaytuna en Californie, offrant des cours d’arabe et d’études islamiques intensives, attirant des étudiants de tout le pays.

Fouzi Husaini, qui est également tombé sur le travail de Yusuf au milieu des années 1990 pendant ses études de premier cycle, déclare à MEE qu’il est devenu un étudiant à vie de Yusuf en raison de la dimension intellectuelle et spirituelle que celui-ci a apporté à sa foi.

« À l’époque, beaucoup d’intellectuels musulmans avec lesquels j’étais entré en contact étaient des immigrants ou avaient des accents et ne comprenaient pas le contexte américain. Et voilà un converti américain qui a consacré sa vie à l’étude de sa religion. »

« C’était très impressionnant. Et j’ai voulu apprendre davantage de cette personne », raconte Husaini, cadre supérieur chez Amazon en Californie. 

Shadee Elmasry, qui attribue également à Hamza Yusuf son développement professionnel, ajoute qu’un autre élément l’a attiré.

« Il était tourné vers la justice. Il était franc et sa politique était celle des opprimés », se souvient-il. 

Après le 11 septembre 2001

Le consensus général parmi les intellectuels et les chercheurs qui suivent Yusuf depuis ses débuts en tant que cheikh aux États-Unis est que son approche de la politique a profondément changé après les attentats du 11 septembre 2001.

« Beaucoup de gens qui ont suivi Hamza Yusuf de près ont dit qu’il y a eu comme un changement du jour au lendemain après le 11 septembre. C’était presque une réaction à l’ampleur de l’événement »

- Walaa Quisay, enseignante

Selon Grewal, Yusuf aurait été l’un des premiers à affirmer que l’islam avait été « détourné par un discours de colère et une rhétorique de la rage » et que les musulmans devaient revenir à l’islam « véritable ». Il a exprimé ses remords pour les discours qui avaient suscité de la colère vis-à-vis de l’empire américain et affirmé avoir joué un rôle dans la perpétuation d’une rhétorique « déséquilibrée » et « haineuse ». 

Deux jours avant le 11 septembre, par exemple, il avait déclaré que les États-Unis « s’étaient condamnés » en envahissant des pays musulmans et qu’un « grand malheur allait se produire ». 

Dans les jours qui ont suivi, Yusuf serait l’un des cinq chefs religieux à rencontrer le président de l’époque, George W. Bush, à la veille de l’invasion de l’Afghanistan par les États-Unis en 2001 et il aurait convaincu Bush de changer le nom de l’invasion parce que c’était « insultant pour les musulmans ».

Comme c’était prévisible, il a été critiqué pour avoir rencontré le président à une époque où les musulmans étaient vilipendés à cause du 11 septembre, mais c’est surtout sa fixation sur le nom de la campagne militaire plutôt que sur la campagne elle-même qui en a laissé beaucoup perplexes. 

Cela indiquait néanmoins la montée d’une nouvelle approche de Yusuf à l’égard du gouvernement américain, le militarisme et les musulmans américains. Il affirmait désormais que les musulmans devraient être reconnaissants des droits que leur accordaient les pays occidentaux.

« Les immigrants qui fulminent et divaguent à propos de l’Occident devraient émigrer dans un pays musulman », a-t-il déclaré en 2001.

« Beaucoup de gens qui ont suivi HY [Hamza Yusuf] de près ont dit qu’il y a eu comme un changement du jour au lendemain après le 11 septembre. C’était presque une réaction à l’ampleur de l’événement », déclare à MEE Walaa Quisay, chargée d’enseignement à Birmingham et ayant étudié le néo-traditionalisme islamique en Occident.

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Grewal est du même avis. « Quand on voit comment il parle des États-Unis, on constate un réel changement. Avant le 11 septembre, il était extrêmement critique à l’égard de la politique américaine à la fois sur le plan national et international. »

Cependant, l’universitaire met en garde contre les affirmations catégoriques selon lesquelles toutes les positions et les idées de Yusuf auraient radicalement changé depuis les attentats de 2001.

« Par exemple, sa critique de ce que nous pouvons appeler “la culture et les médias américains dominants” est assez cohérente », estime-t-elle.

Yusuf a lui-même admis qu’il avait été transformé, affirmant que « si vous restez le même, quelque chose ne va pas. Vous n’êtes pas vivant ». 

Cette concession mise à part, ce fut le début d’une série de contradictions et de positions pour le moins chancelantes. 

Consolidation d’une philosophie

Certains observateurs suggèrent que le revirement de Yusuf en ce qui concerne le fait de s’exprimer contre l’oppression pourrait être dû aux nouvelles pressions subies par les musulmans américains, en particulier les intellectuels, la communauté faisant l’objet d’une surveillance sans précédent après les attentats du 11 septembre. 

Pour d’autres, dont beaucoup ont souffert de l’islamophobie, du profilage racial et du racisme, en particulier envers les personnes brunes et noires de peau, et ont été témoins plus tard du déclenchement de l’action militaire brutale des États-Unis en Afghanistan puis en Irak, son revirement a été perçu comme une trahison.

Cheikh populaire, il a été catapulté sur la scène nationale et invité à expliquer les motifs de l’extrémisme « violent » chez les musulmans.

Au lieu de faire appel aux motifs systémiques de l’extrémisme et au rôle des gouvernements occidentaux dans la perpétuation de l’inégalité, de l’oppression et de l’impérialisme, comme il aurait pu le faire auparavant, Hamza Yusuf a saisi l’occasion d’étendre son programme idéologique personnel pour expliquer la prétendue crise dans le monde musulman.

Célèbre pour ses commentaires politiques mordants tirés d’univers culturels différents, Yusuf a reproché aux musulmans et aux immigrants musulmans d’avoir l’ambition d’être traités avec justice dans un monde parfaitement inique. Il a également tancé la montée de l’islam politique en tant que mouvement destiné à résoudre tous les problèmes sociaux.

« De nombreux Arabes voient maintenant l’islam comme un mouvement politique qui résoudra leurs problèmes sociaux et économiques souvent terribles. C’est tout simplement faux et une hypothèse utopique et dangereuse », aurait déclaré Yusuf selon des propos cités dans le Huffington Post.

Walaa Quisay affirme que la position de Yusuf découle en grande partie de la conviction que « tous les dirigeants sont injustes ». 

« Ils sont fondamentalement une affliction de Dieu. Votre rôle sur cette terre n’est pas de changer les structures de pouvoir. C’est de gérer les afflictions d’une manière qui soit saine et qui vous élèvera intérieurement.

« Pour Yusuf, si vous essayez de trouver la justice sur terre, vous renverserez fondamentalement le but de la justice divine », ajoute-t-elle.

« Les musulmans se méfient beaucoup des intellectuels qui s’associent étroitement à un gouvernement, et cela a toujours été ainsi »

- Hamza Yusuf

En traitant l’islam politique comme une entrée dans le radicalisme, Hamza Yusuf a semblé foncer vers les arguments de la droite distinguant les « bons musulmans » – ceux qui se concentrent sur les dimensions spirituelles de la foi et restent prétendument apolitiques – et les « mauvais musulmans » – ceux qui s’engagent dans l’activisme et expriment leur dissidence.

Les intellectuels disent qu’il a donné foi à l’idée de musulmans « modérés », « rationnels » et « logiques », par opposition aux « provinciaux » qui mettent le feu à des poubelles lorsque quelqu’un dessine le prophète Mohammed ou s’attachent des explosifs autour de la poitrine à chaque fois qu’ils ressentent l’envie de riposter contre l’oppression.

Aux États-Unis, l’ère post-11 septembre a été marquée par la doctrine « avec nous ou contre nous » de Bush.

Cette représentation caricaturale des musulmans a eu des conséquences pour des milliers de musulmans dans le pays et a nourri l’industrie islamophobe mondiale. Expulsions, profilage racial, arrestations injustifiées, actes de torture et exécutions extrajudiciaires en ont découlé. 

Certains évoquent même la trajectoire alternative d’un autre intellectuel musulman américain influent dans les années 1990, Anwar al-Awlaki. 

Awlaki a été accusé d’être en contact avec les assaillants du 11 septembre et d’être une figure religieuse de premier plan pour les combattants d’al-Qaïda. Bien qu’il n’ait jamais été jugé par un tribunal, il a finalement été tué lors d’une frappe de drone américain au Yémen, pendant les années Obama. 

« La comparaison est intéressante car elle présente deux réactions extrêmes au sentiment d’impuissance des musulmans : l’une vient de musulmans révolutionnaires anti-impérialistes qui veulent utiliser la religion pour justifier la violence, même contre les innocents ; l’autre vient de musulmans accommodationnistes qui, comme Yusuf et également sur une base religieuse, sont prêts à passer outre les crimes violents commis par ceux au pouvoir (par exemple, les EAU dans diverses guerres par procuration), tant que ces derniers maintiennent la “stabilité” du statu quo et tolèrent la version quiétiste de l’islam soutenue par Yusuf », déclare Usaama al-Azami, maître de conférences en études islamiques contemporaines à l’Université d’Oxford.

« En réalité, l’écrasante majorité des musulmans se situe entre ces deux extrêmes, qui causent tous deux la mort d’innocents, bien qu’il soit vraisemblable qu’un nombre considérablement plus grand d’innocents soient tués par des États tels que les EAU et leurs intermédiaires que par des groupes terroristes comme al-Qaïda.

« Il est également vrai que les islamistes pro-démocratie traditionnels qui rejettent la violence sont une force beaucoup plus populaire au Moyen-Orient que l’un ou l’autre de ces deux groupes, mais Yusuf s’y oppose en partie parce qu’ils menacent les autocrates de la région », explique l’universitaire à MEE.

Hamza Yusuf a brièvement changé de voie une fois de plus, en particulier après les terribles conséquences de la guerre en Irak et de la dénommée « guerre contre le terrorisme ». Il semble également avoir regretté sa rencontre avec Bush : « Les musulmans se méfient beaucoup des intellectuels qui s’associent étroitement à un gouvernement, et cela a toujours été ainsi […] Parce que les gouvernements ne le font jamais par affabilité et bonne volonté. Ils cooptent », déclarait-il.

Mais son personnage anti-establishment n’a jamais vraiment retrouvé les sommets des années 1990.

Hamza Yusuf a cofondé le Zaytuna College en 2008 aux côtés de l’imam Zaid Shakir et de Hatem Bazian (capture d’écran)
Hamza Yusuf a cofondé le Zaytuna College en 2008 aux côtés de l’imam Zaid Shakir et de Hatem Bazian (capture d’écran)

En 2008, Yusuf a transformé l’Institut Zaytuna en université à Berkeley (Californie), avec ses collègues, l’imam Zaid Shakir et Hatem Bazian.

Comme l’explique Zareena Grewal, il s’agissait d’une tentative de déplacer le centre du monde musulman de pays ou régions tels que la Mauritanie et le Moyen-Orient vers les États-Unis. En outre, cela démontrait la confiance et l’optimisme de Yusuf et de ses collègues cofondateurs quant à l’avenir d’un islam en Amérique.

« L’un des objectifs de l’université est de montrer que vous n’avez pas à quitter le pays pour vous découvrir en tant que musulman », a déclaré au NYT en 2013 Mahan Mirza, qui faisait autrefois partie de la faculté Zaytuna. 

Yusuf lui-même a déclaré qu’il souhaitait créer un espace de pensée créatrice parmi les musulmans puisque la tradition avait été détruite ou perdue dans les pays arabes. C’est un refrain repris en chœur par ses étudiants

Et bien que Yusuf soit depuis longtemps surveillé et critiqué par une frange des musulmans en Amérique depuis le 11 septembre, le Zaytuna College s’est développé, ses méthodes d’enseignement sont toujours populaires et ses partisans restent de fervents croyants.

Maha Elgenaidi, fondatrice de l’Islamic Networks Group (ING), une association à but non lucratif qui lutte contre le fanatisme par le biais de l’éducation et du dialogue interreligieux, et qui connaît Hamza Yusuf depuis 28 ans, estime que ses efforts ont ranimé la tradition islamique aux États-Unis et en Europe. 

« Il nous a fait apprécier l’étude de l’islam ainsi que de la langue arabe », a-t-elle déclaré.

Walaa Quisay, de l’Université de Birmingham en Grande-Bretagne, voit les choses différemment. Selon elle, il y a un orientalisme indéniable à tous les niveaux de la conception des musulmans et du monde arabe élaborée par Hamza Yusuf.

« Même dans ses conceptions théologiques, il suppose que personne au Moyen-Orient n’est jamais tombé sur ces notions traditionnelles de la religion ou qu’ils sont trop corrompus par la modernité ou la modernité coloniale pour atteindre un jour les racines de leur tradition. »

Le Printemps arabe

Début 2011, des millions d’Égyptiens sont descendus dans les rues du Caire pour réclamer la démission du président Hosni Moubarak.

Dans un billet de blog publié au début du mois de février de cette année, Hamza Yusuf a appelé les intellectuels « à l’étranger comme en Égypte à se tenir aux côtés du peuple égyptien ».

Il est également allé jusqu’à demander la destitution de Hosni Moubarak. Yusuf a également fait preuve d’une compréhension lucide de la géopolitique dans la région lorsqu’il a averti qu’en raison de ses riches investissements dans le pays, « Washington ne voudra[it] immanquablement pas qu’un endroit aussi important sur le plan stratégique que ne l’est l’Égypte tombe entre les mains d’un véritable réformateur, malgré les discours de l’administration sur la “diffusion de la démocratie” ». 

Le double discours n’était pas loin. À propos du grand mufti égyptien de l’époque, Ali Gomaa, qui avait demandé aux manifestants hostiles à Moubarak de rentrer chez eux, il écrivait : « Cela dit, je pense que nous devons maintenir une bonne opinion des intellectuels qui prennent position ou choisissent de garder le silence – une option valable pendant la fitna [discorde]. 

« En outre, sa position est certainement conforme à l’approche traditionnelle adoptée par de nombreux grands intellectuels par le passé. »

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Usaama al-Azami indique que l’année 2013 fut un moment décisif pour Yusuf dans son approfondissement de ses liens et de son pacte politique avec les Émirats arabes unis.

D’abord, survint le coup d’État en Égypte. En juillet 2013, Mohamed Morsi, premier et unique président égyptien élu démocratiquement, a été destitué dans le cadre d’une initiative soutenue par les Saoudiens et les EAU. Un mois plus tard, l’armée égyptienne a assassiné au moins un millier de personnes qui manifestaient contre le coup d’État. Le massacre de la place Rabia a porté un coup violent au Printemps arabe. 

Trois mois plus tard, le cheikh Abdallah ben Bayyah, maître spirituel de Hamza Yusuf, a quitté l’Union des savants musulmans du Qatar, où il avait travaillé sous les ordres du cheikh Yusuf al-Qaradawi, connu comme le chef religieux des Frères musulmans, et est devenu président du Forum pour la promotion de la paix dans les sociétés musulmanes (FPPMS) aux Émirats. Yusuf a été nommé son adjoint. Ben Bayyah dira plus tard qu’il est parti parce qu’il était en désaccord avec bon nombre des positions de l’organisation qatarie.

Toutefois, selon Walaa Quisay, ce changement représente la tentative d’Abou Dabi d’utiliser la religion comme un outil de soft power pour consolider une orthodoxie islamique qui considérerait les rivaux politiques des Émirats (à l’instar des Frères musulmans) comme khawarij (qu’on peut traduire vaguement par renégats ou non orthodoxes) et donnerait une légitimité à leur criminalisation. C’est précisément ainsi que le grand mufti égyptien Ali Gomaa, aligné sur le président Abdel Fattah al-Sissi, instigateur du coup d’État en Égypte, a qualifié les manifestants de la place Rabia avant le massacre, explique l’universitaire.

Un an plus tard, les Émirats arabes unis ont qualifié le Conseil des relations américano-islamiques (CAIR), la plus ancienne organisation de défense des droits civiques musulmans aux États-Unis, d’organisation terroriste, l’accusant d’avoir des liens avec les Frères musulmans. Le CAIR dément entretenir de tels liens. 

Plus tard en 2014, le premier Forum pour la promotion de la paix aux Émirats arabes unis a eu lieu, établissant un programme qui promeut des organisations sionistes telles que l’Anti-Defamation League (ADL) et la Quilliam Foundation, un think tank de lutte contre l’extrémisme qui joue sur le manichéisme du bon musulman/mauvais musulman et qui est connu pour sa pathologisation des musulmans au Royaume-Uni.

Maha Elgenaidi, l’élève de Yusuf qui travaille sur des projets interreligieux, défend la collaboration avec l’Anti-Defamation League, affirmant que l’organisation pro-israélienne est devenue « plus accessible depuis le départ de son ancienne direction ». 

« Nous sommes d’accord avec une partie voire l’essentiel de leur travail, et sur les questions pour lesquelles nous ne sommes pas d’accord, je ne vois pas comment nous allons changer quelque chose sans parler avec eux », déclare-t-elle.

Selon certains observateurs, la multiplication des « dialogues interreligieux » ne fait toutefois que renforcer la notion selon laquelle les conflits au Moyen-Orient sont les vestiges d’une polémique de civilisation millénaire qui ne pourrait être résolue « que si nous nous comprenions mieux ».

Dans ce cas, le dialogue interreligieux est utilisé comme une couverture pour éliminer les conflits politiques.

Par exemple, lors d’une discussion au Council on Foreign Relations (CFR) en 2015, le cheikh ben Bayyah a réduit le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran pour la domination régionale et les 70 ans de l’occupation israélienne de la Palestine à des conflits religieux historiques. 

« Les chiites et les sunnites, c’est un problème qui est apparu il y a 1 400 ans, et [celui entre] les juifs et les Arabes de Palestine et d’Israël, 2 000 ans », déclarait-il.

Il s’avère que Yusuf et son cheikh ne sont pas les seuls à faire un amalgame entre questions politiques et questions religieuses. 

Des efforts parallèles, tels que l’Initiative pour le leadership musulman (MLI) du Shalom Hartman Institute basé à New York, qui invite les dirigeants musulmans américains à se rendre en Israël dans le cadre de voyages parrainés par les autorités israéliennes pour améliorer « les relations entre juifs et américains », montrent également qu’un effort coordonné visant à éliminer l’action politique musulmane est en cours. 

Plus tard, en 2017, lorsque l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont décidé d’imposer un blocus au Qatar, le Forum pour la promotion de la paix dans les sociétés musulmanes dirigé par ben Bayyah et Yusuf a publié un communiqué soutenant le siège.

Al-Azami, le spécialiste de l’Université d’Oxford, estime que la déclaration du forum renforce « sa réputation de simple caution pour les ambitions stratégiques des EAU ».

Zeshan Zafar, directeur exécutif du Forum aux EAU, n’a pas répondu à la demande de commentaires de MEE.

Traduction : « Le prophète Moussa, sur ordre d’Allah, a initié un conflit gigantesque pour séparer la vérité du mensonge. Il n’acceptait pas le statu quo. »

Traduction : « Contrairement au prophète Moussa, nous ne sommes pas obligés de nous battre contre les oppresseurs, mais au minimum, ayez l'izza, honneur : ne les soutenez pas, n’allez pas les voir, ne les louez pas et ne leur prenez pas leur argent. »

Hamza Yusuf a fait l’objet de critiques acerbes fin 2018 lorsqu’il a participé à la cinquième édition du Forum pour la promotion de la paix dans les sociétés musulmanes aux Émirats arabes unis.

La guerre au Yémen atteignant une ampleur catastrophique et le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi par le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, allié des Émirats, encore frais dans l’esprit des musulmans américains, il a été reproché à Yusuf d’avoir qualifié les EAU de « tolérants ». 

Répondant aux critiques lors d’une interview avec le journaliste Sharaad Kuttan en juillet, Yusuf a déclaré qu’il ne « se réjouissait pas de la tyrannie ou de l’oppression des populations ».

« Mais je comprends aussi la complexité du monde. Certes, on peut dire qu’il faut prendre complètement ses distances de l’appareil des États. Mais alors [...] qui va donner à ces gens des conseils sur la façon de gérer la situation ? » 

Yusuf a par exemple déclaré que s’il avait la possibilité de travailler avec le gouvernement chinois au sujet de la persécution des Ouïghours, il le ferait, car il pensait que « les Chinois réagissaient de manière excessive » à « des actes comme le terrorisme ».

Il a également affirmé que la grande majorité des habitants du Golfe était satisfaite de la façon dont leurs gouvernements géraient les choses.

https://youtu.be/RBsHO8R3XZw

Maha Elgenaidi, bien que partisane de Yusuf, admet qu’elle est également en désaccord concernant son association avec les Émirats.

Elle dit que « sa solution est de continuer à dialoguer avec Hamza Yusuf à ce sujet, comme [elle] le fai[t] dans [s]on travail avec les chefs religieux et les responsables politiques de tous horizons ».

« Parfois, ces conversations sont difficiles, mais il est important de les avoir et de les poursuivre pour coopérer les uns avec les autres. »

« Je lui ai beaucoup parlé de son travail aux EAU et j’ai l’impression qu’il travaille au service de son cheikh, Abdallah ben Bayyah », poursuit-elle.

Comme beaucoup l’ont noté, la géopolitique du monde musulman à l’heure actuelle semble évoluer autour de deux axes : d’un côté, des gouvernements sunnites autoritaires qui se sont alliés aux États-Unis et à Israël, de l’autre, des mouvements pro-démocrates issus du peuple. Yusuf, semble-t-il, a jeté son dévolu sur le premier, en dépit de ce que cela pourrait signifier pour la perpétuation de la guerre, du militarisme et de la diabolisation des musulmans.

C’est également là que réside la complexité de tenter de comprendre les décisions politiques de Hamza Yusuf. Est-il, comme le suggère Maha Elgenaidi, simplement un disciple obéissant à son cheikh qui travaille maintenant pour les EAU, ou a-t-il intériorisé ce mode de politique pour aider les musulmans à « survivre » dans ce monde hostile ?

En outre, est-il inconscient du rôle que les régimes autocratiques, comme les Émirats, continuent de jouer dans la consolidation de l’islamophobie et la criminalisation de toute personne vaguement associée aux Frères musulmans en Occident ?

L’alliance avec les Émirats arabes unis n’est en réalité qu’un schéma directeur pour une pléiade d’alliances étranges. 

Black Lives Matter et Donald Trump

Lors d’un événement à Toronto fin 2016, quelques semaines à peine après l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, Hamza Yusuf a fait une série de gaffes qui le poursuivent depuis. 

Quand on lui a demandé si les musulmans devraient soutenir davantage Black Lives Matter (BLM), le mouvement des droits civiques qui s’emploie à mettre fin à la violence étatique contre les noirs américains, il a catégoriquement discrédité cette initiative, estimant que l’Amérique avait une législation faisant d’elle « l’une des sociétés les moins racistes au monde ». Il a également déclaré que « 50 % [des homicides] concern[aient] des noirs pour des crimes noirs ».

L’indignation d’une certaine frange des musulmans aux États-Unis ne s’est pas fait attendre. 

Hamza Yusuf a été contraint de revenir sur ses propos sur le mouvement Black Lives Matter (AFP)
Hamza Yusuf a été contraint de revenir sur ses propos sur le mouvement Black Lives Matter (AFP)

Le même soir, il suggérait que les Frères musulmans avaient conduit à l’émergence d’al-Qaïda et du groupe État islamique (EI), faisant écho aux opinions des décideurs américains et émiratis selon lesquelles l’idéologie religieuse conduit à la radicalisation. 

Il ne s’est pas arrêté là. Il a ensuite décrit Trump comme « le serviteur de Dieu ».

Comme le souligne Yahya Birt, doctorant en théologie et chercheur en études des religions à l’Université de Leeds, ce soir-là, Hamza Yusuf a également appelé les musulmans à travailler avec la droite. 

« L’un de nos principaux problèmes à l’heure actuelle est notre incapacité à parler à la droite », a déclaré Yusuf.

« La génération Y [personnes nées entre 1980 et 2000] s’est incroyablement tournée vers la gauche, nous n’avons donc pas la capacité de lui parler […] Je pense que la plus grande opportunité que nous ayons est de reconnaître qu’il y a beaucoup de gens honnêtes, républicains, démocrates, à gauche, à droite, ce sont des gens honnêtes », a-t-il ajouté.

Bien que Yusuf ait tenté de clarifier ses propos au sujet de Black Lives Matter et des Frères musulmans dans des excuses peu claires, Donna Auston, doctorante à la Rutgers University du New Jersey, qui connait également personnellement Yusuf depuis le milieu des années 1990, déclare à MEE ne pas être surprise par ses commentaires sur le mouvement de défense des droits des noirs américains.

« Il a déjà été critiqué pour ses opinions sur la notion de race. Mais ces commentaires indiquaient assez clairement un tournant définitif dans une direction politique spécifique quelque peu différente de ce qu’il avait exprimé auparavant », déclare Auston, dont la thèse porte sur l’activisme des musulmans noirs au sein du mouvement Black Lives Matter dans le nord-est des États-Unis.

De même, Hakeem Muhammad, président du Black Dawah Network, une organisation qui présente l’islam aux communautés noires des États-Unis, décrit les commentaires de Yusuf sur BLM comme des arguments typiques des conservateurs blancs. 

« De nombreux musulmans immigrés ont une mentalité de colonisés et un complexe d’infériorité en ce qui concerne leur religion. Quand ils voient de bons hommes blancs se convertir à l’islam, ils mettent ces individus sur des piédestaux, quel que soit le manque de respect qu’ils pourraient exprimer à l’égard des communautés noires », indique Muhammad à MEE.

Les commentaires de Yusuf sur Donald Trump en décembre 2016 faisaient suite à un billet de blog dans lequel il exhortait les musulmans américains à accepter Trump comme président, à un moment où la résistance face aux résultats était encore fraîche.

Il a également déclaré que « de nombreux partisans de Trump étaient des personnes honnêtes et travailleuses » et qu’il était peu probable que la communauté musulmane soit dénigrée et prise à partie, « un scénario improbable car nous ne sommes pas ceux que nous étions lorsque les Japonais ont été internés aux États-Unis ». 

« La réaction raciste qui s’est manifestée avant et après les élections est un élément marginal », écrivait Yusuf.

Traduction : « Le secrétaire d’État @SecPompeo et @IRF_Ambassador prononcent le discours inaugural sur la liberté de religion lors du second #IRFMinisterial.”

Quelques mois après la prise de fonction de Donald Trump, les ressortissants de plusieurs pays musulmans se sont vu interdire l’accès aux États-Unis. 

Plus tard, des milliers d’enfants migrants sans papiers ont été séparés de leurs familles à la frontière américano-mexicaine ; d’autres ont été détenus dans des cages et menacés d’expulsion. 

Trump a également diabolisé la membre du Congrès d’origine somalienne Ilhan Omar, en la liant au 11 septembre 2001 et en la décrivant comme anti-américaine. En juillet 2019, Trump a dit à Ilhan Omar, ainsi qu’à trois autres démocrates progressistes dont l’élue d’origine palestinienne Rashida Tlaib, de retourner dans leur pays si elles n’aimaient pas les États-Unis. Lors d’un rassemblement politique en Caroline du Nord début juillet, les partisans du président ont scandé « expulsez-la ». 

Les Américains de confession musulman ne sont pas indifférents au fait que Yusuf n’a ni condamné l’interdiction touchant les musulmans, ni élevé la voix contre le traitement réservé aux migrants sans papiers ou face à la haine dirigée contre Ilhan Omar. 

Et bien qu’il y ait eu des murmures parmi les musulmans, ce n’est que lorsqu’il a été annoncé qu’il se joindrait à une commission du département d’État pour les droits de l’homme que beaucoup se sont exprimés. 

C’est aussi une décision que Yusuf n’a pas encore expliquée. 

Safir Ahmed, directeur des publications et des relations avec les médias à Zaytuna, a déclaré à MEE que Yusuf n’était pas disponible pour une quelconque interview en raison d’un calendrier de voyage très chargé. Il a également renvoyé vers le département d’État américain toutes les questions concernant la participation de Yusuf à la commission de Trump.  

Le département d’État n’a pas répondu aux nombreuses requêtes de MEE concernant les raisons pour lesquelles il avait choisi Yusuf pour cette commission.

« Guerres culturelles »

Avant le 11 septembre, de nombreux musulmans soutenaient le parti républicain en raison de ses valeurs conservatrices, mais beaucoup se sont depuis tournés vers la gauche en raison des atteintes à leurs droits civiques.

Certains l’ont fait malgré un certain malaise ou une certaine gêne face à la défense des questions LGBTQ à gauche ; ils restent cependant de ce côté de l’échiquier politique en raison de l’escalade de la suprématie blanche, de l’injustice raciale persistante et de l’aggravation des inégalités économiques qui continuent de définir la vie de tant de personnes de couleur en Amérique

Cependant, certains musulmans demeurent sceptiques quant à l’éthique de la « justice sociale » invoquée par la gauche, dans la mesure où elle pourrait modifier les valeurs familiales traditionnelles, à tel point qu’ils pourraient vouloir nier ou minimiser l’oppression, qu’il s’agisse du racisme ou de l’injustice économique, afin de garantir que les codes moraux traditionnels ne sont pas compromis. L’avortement, les LGBTQ et la pornographie sont traités comme les principales questions morales du jour.

« Je pense que la clé pour le comprendre est l’idée de “guerres culturelles” », déclare Grewal. « Un rapide coup d’œil sur le type d’alliances intellectuelles et institutionnelles qu’il a nouées depuis la formation du Zaytuna College permettrait de dissiper tout doute quant à l’extrémité du spectre politique auquel il appartient.

« Il ne s’agit pas seulement du soufisme le plus quiétiste, mais également des “guerres culturelles” et de l’alignement sur les chrétiens conservateurs de droite pour ce qui est des questions sociales et politiques. »

Hamza Yusuf raconte souvent l’histoire de sa famille, en particulier l’implication de sa mère dans les mouvements des droits civiques. Mais dans une discussion ultérieure sur ses commentaires sur Black Lives Matter, il a semblé différencier les mouvements pour l’égalité raciale d’il y a 60 ans avec les initiatives d’aujourd’hui, suggérant qu’il y avait beaucoup plus de colère dans le mouvement actuel en raison de « l’absence du sacré ».

Toutefois, la vérité pourrait être beaucoup plus franche.

L’association du Black Lives Matter au mouvement LGBTQ pourrait être l’une des raisons pour lesquelles Yusuf ne pouvait pas approuver le BLM, déclare Abdullah ben Hamid Ali, professeur adjoint au Zaytuna College.

« Il ne pouvait pas soutenir BLM parce qu’il savait que l’idéologie adoptée par BLM était fondamentalement non islamique. »

Selon lui, la décision de s’aligner sur la droite visait uniquement à permettre aux musulmans de préserver leurs traditions. 

« À gauche, si vous n’acceptez pas les personnes LGBTQ, vous êtes qualifié d’intolérant. Avec la droite, vous n’avez pas à faire de compromis sur vos croyances religieuses.

« Ce sont mes opinions et je peux affirmer avec assurance qu’il en va de même pour le cheikh Hamza. »

Les dialogues interreligieux de Yusuf sont en réalité une alliance avec la droite. 

C’est un secret de polichinelle mais certains musulmans ne l’ont pas encore saisi totalement, car c’est précisément ce groupe de chrétiens blancs conservateurs qui est islamophobe, sioniste et, fondamentalement, la base électorale de Trump. 

Même la nomination de Yusuf à la commission des droits inaliénables du département d’État, censée apporter une perspective de « droit naturel » à l’examen de la politique des droits de l’homme des États-Unis, n’est pas une coïncidence. Yusuf a non seulement accepté une invitation à assister à un événement religieux organisé par l’administration Trump en 2017, mais il entretient également des liens étroits avec les organisateurs de la nouvelle commission.

Robert George est un proche collaborateur et ami de Yusuf. Il aurait joué un rôle déterminant dans la création de la commission et accuse depuis des années les libéraux d’être « les esclaves d’une “orthodoxie laïciste” fondée sur la foi » et prônant le « féminisme, le multiculturalisme, le libérationisme gay et le libéralisme en matière de style de vie », comme l’a décrit David D. Kirkpatrick dans le New York Times.

« En d’autres termes, il n’est pas coupable de mauvais jugement jusqu’à preuve du contraire. Le cheikh Hamza ne ferait jamais rien qui puisse nuire à qui que ce soit, sans même parler de la communauté »

- Maha Elgenaidi, Islamic Networks Group

Robert George, qui est professeur de jurisprudence à l’Université de Princeton, qualifié de « penseur chrétien conservateur le plus influent du pays », parle du « droit naturel » comme moyen de lutter contre la communauté LGBTQ depuis les années 1990 au moins. Il a été accusé de « transformer l’Église en l’instrument du parti républicain ».

« Je veux que Hamza ait une influence encore plus grande. Pas seulement dans la communauté islamique. Mais en Amérique », déclarait-il en 2012.

Étant donné que les États-Unis se sont déjà retirés du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, les détracteurs de la commission affirment qu’il semble s’agir d’une autre tentative d’ôter des droits plutôt que de les défendre. Robert George n’a pas répondu aux sollicitations de MEE concernant la commission ou ses relations avec Hamza Yusuf.

En dépit des critiques formulées à l’encontre de la commission et de la désapprobation de la communauté musulmane à l’égard de l’implication de Yusuf, certains de ses partisans, comme Maha Elgenaidi de l’Islamic Networks Group et Hamid Ali du Zaytuna College, disent avoir pleinement confiance en sa décision.

« Je fais confiance à son jugement basé sur une expérience de plusieurs dizaines d’années au service de la communauté musulmane américaine jusqu’à ce qu’il soit prouvé que je me suis trompée », déclare Elgenaidi. « En d’autres termes, il n’est pas coupable de mauvais jugement jusqu’à preuve du contraire. Le cheikh Hamza ne ferait jamais rien qui puisse nuire à qui que ce soit, sans même parler de la communauté. 

« Je pense simplement qu’il est plus important que jamais pour les musulmans occidentaux, en particulier les musulmans américains, d’être plus unis dans toute notre diversité et de ne pas juger ni condamner l’autre hâtivement en raison de différences d’opinions ou de stratégies », ajoute-t-elle.

Pour de nombreux autres musulmans se penchant sur le sujet, le refus de condamner les détentions aux frontières, l’interdiction d’accès aux États-Unis touchant des pays musulmans ou la fraternisation avec les autocrates émiratis alors que le Yémen est condamné au marasme est précisément la raison pour laquelle Yusuf a été choisi pour le panel.

Le maître de conférences de l’Université d’Oxford, Usaama al-Azami, indique que même les musulmans qui l’ont soutenu lorsqu’il a changé de voie après le 11 septembre ou qu’il a commencé à travailler avec les Émirats malgré la guerre au Yémen ont été ébranlés par son association avec Trump. 

L’imam Zaid Shakir, collègue de Yusuf au Zaytuna College qui a défendu ce dernier après ses commentaires sur Black Lives Matter, n’a pas manifesté autant d’enthousiasme à propos du fait de travailler avec l’administration Trump.

« En dépit des désaccords, on devrait continuer à entretenir une bonne opinion de son frère, à faire confiance à son savoir et à le respecter (si, comme le cheikh Hamza, il fait partie des gens du savoir), à lui donner des conseils sincères et surtout à prier pour lui », a écrit l’imam sur Facebook. 

Ni l’imam Shakir ni Hatem Baziam, les collègues de Yusuf et cofondateurs du Zaytuna College, n’ont répondu à la demande de Middle East Eye de commenter les décisions de Yusuf ou l’impact de ses actions sur la réputation de l’université. 

« De nombreux musulmans sont mécontents de ce que Trump représente et de ce que Hamza Yusuf est censé représenter », estime al-Azami. 

« Pour quelqu’un comme lui, gaspiller son capital social et, par extension, le capital social de l’institution qu’il représente et préside, et par extension, le capital social de la communauté musulmane, et ce, sans aucune consultation, peut naturellement être perturbant pour beaucoup de musulmans. » 

Mais même dans ce cas, beaucoup d’anciens étudiants de Yusuf ne veulent pas le critiquer publiquement. Un mélange de respect, de peur et de manque de confiance en soi les rend confus ou ambivalents.

Usaama al-Azami suggère que les seules personnes qui continuent à soutenir Hamza Yusuf dans la sphère publique aujourd’hui sont celles qui continuent de placer leur foi inconditionnelle dans sa sincérité en tant qu’intellectuel religieux. 

Les autres, semble-t-il, sont passés à autre chose.

Azad Essa est un journaliste travaillant pour Middle East Eye et basé à New York. Il a travaillé pour Al-Jazeera English de 2010 à 2018, couvrant le sud et le centre de l’Afrique. Il est l’auteur de The Moslems are coming (HarperCollins India) et de Zuma’s Bastard (Two Dogs Books).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

| Senior Reporter
Azad Essa is a senior reporter for Middle East Eye based in New York City. He worked for Al Jazeera English between 2010-2018 covering southern and central Africa for the network. He is the author of 'Hostile Homelands: The New Alliance Between India and Israel' (Pluto Press, Feb 2023)
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